Irak–Syrie : l’EIIL en passe de détrôner Al-Qaida ?
Alain RODIER
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L'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL ou Daech en arabe), la faction dissidente d'Al-Qaida qui s'est d'abord fait connaître du public français par l'enlèvement puis la libération de quatre journalistes français, prend progressivement de l'importance, malgré les efforts des forces de sécurité irakiennes, syriennes, libanaises et égyptiennes, mais aussi de ceux de l'opposition syrienne en tête de laquelle se trouvent le Front Islamique (FI) et al-Nosra, la branche officielle d'Al-Qaida en Syrie. A terme, ce mouvement pourrait supplanter Al-Qaida central d'autant que les raids éclair lancés en juin 2014 en Irak l'ont rendu très populaire dans le monde djihadiste.
L'EIIL affirme avoir 16 commandements de zones aussi appelés wilayas : en Irak, les wilayas du Sud, de Diyala, de Baghdad, de Kirkouk, de Salahuddin, d'Anbar et de Ninive ; en Syrie, celles d'Al Barakah (Hasaka), d'Al Kheir (Deir ez-Zor), de Raqqah, d'Al Badiya, de Halab (Alep), d'Idlib, de Hama, de Damas et de la Côte (aussi appelée Sahel).
Certes, l'EIIL ne contrôle que partiellement ces zones, mais en Syrie et maintenant en Irak, il tente de se rendre plus populaire que ses concurrents en se livrant à des actions sociales auprès des populations dont il gère le quotidien. Ainsi, il organise les transports, il s'efforce de faire ouvrir des boulangeries vendant le pain à bas prix, il organise la distribution de tickets de rationnement (d'où une sorte d'égalitarisme), il renvoie les enfants à l'école (l'enseignement totalement islamique est assuré par ses soins et des classes sont réservées aux filles) et tente d'apporter un soutien médical aux populations en tolérant parfois la présence de quelques ONG. Par contre, il fait appliquer la loi islamique pure et dure. Curieusement, cela apporte un certain sentiment de sécurité aux habitants qui sont moins confrontés aux crimes crapuleux.
C'est ainsi qu'à Mossoul, deuxième ville irakienne conquise en juin 2014, des règles très strictes ont été imposées. Les manifestations sont interdites, les représentants de l'Etat doivent se repentir ou mourir, les cinq prières journalières à la mosquée sont obligatoires, les femmes doivent se vêtir décemment et ne pas sortir de chez elles sans raison valable, la drogue, l'alcool et les cigarettes sont interdits, les voleurs sont amputés, etc. Le mot d'ordre général est « vous avez essayé la démocratie, il est temps d'adopter l'Etat islamique ».
L'émir de l'EIIL s'oppose à al-Zawahiri
Les autorités irakiennes ont diffusé une photo plus récente que celle du département d'Etat américain de l'émir de l'EIIL, Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Samarrai – alias Abou Bakr al-Baghdadi. Il est l'un des cinq terroristes les plus recherchés par les Etats-Unis avec une prime de 10 millions de dollars pesant sur sa tête. Selon les services de renseignement américains, il se serait établi en Syrie depuis l'été 2013, peut-être dans la capitale de l'Etat islamique autoproclamé, Raqqa. Né à Samarra en 1971, il aurait obtenu un doctorat d'études islamiques à l'université de Bagdad où il a ensuite exercé les fonctions d'imam. Il prend les armes en Irak en 2004 contre l'envahisseur américain mais est arrêté en 2005 et transféré à la prison « Camp Bucca ». Il est libéré en 2009, n'étant pas considéré comme particulièrement dangereux. Or, il prend le commandement de l'Etat Islamique d'Irak dès 2010 !
On en sait un peu plus sur les raisons qui l'opposent à Ayman al-Zawahiri, le chef d'Al-Qaida. Elles concernent tout d'abord la zone d'opération : al-Baghdadi avait été désigné pour diriger exclusivement la terre de djihad irakienne[1]. Il était hors de question qu'il étende son activité à la Syrie voisine qui était destinée à un autre « émir » et encore moins qu'il créé un « Etat ». Selon les règles établies par Al-Qaida central, il n'en avait pas le pouvoir. Ensuite, les deux hommes s'opposent sur l'attitude à adopter vis-à-vis des chiites. Al-Baghdadi est pour une guerre totale contre ceux qu'il considère comme étant des murtads (apostats), alors que Zawahiri est un peu plus conciliant[2].
Cette guerre interne, que plusieurs émissaires ont tenté de régler en créant un conseil de la Charia et un Conseil de la sécurité en Syrie – deux organismes destinés à arbitrer les litiges en forces islamiques – a au moins eu pour mérite de mettre en lumière le mode de fonctionnement d'Al-Qaida : les messages adressés aux différentes branches du mouvement, les émissaires secrets, le peu de moyens de pression dont dispose le commandement central, etc. Al-Baghdadi a tout ignoré et même s'est payé le luxe de faire assassiner un des principaux émissaires d'Al-Qaida central. En matière de provocation, il est difficile de faire mieux.
L'EIIL recueille l'adhésion d'autres mouvements islamiques
Ce qui est inquiétant pour Al-Qaida central, c'est le fait que l'EIIL semble recueillir de plus en plus d'adhésion dans d'autres régions. Certains mouvements islamistes radicaux présents au Sinaï, comme le puissant Ansar Jerusalem, quelques chefs locaux en Afghanistan, des groupuscules djihadistes libyens, des activistes sunnites libanais et même des mouvements indonésiens[3] se réfèrent aujourd'hui à al-Baghdadi alors qu'ils dépendaient idéologiquement d'Al-Qaida central. D'autres, comme Sharia4UK ou Sharia4Belgium[4], expriment leur convergence de vues avec l'EIIL. Même des Palestiniens écœurés par l'impuissance de l'autorité palestinienne, du Hamas et du Jihad islamique, seraient prêts à rejoindre l'EIIL. A noter que l'enlèvement de trois jeunes Israéliens en juin a été revendiqué par ce mouvement. Les autorités israéliennes ne croient pas, pour l'instant, à cette revendication et attribuent cette action au Hamas.
Enfin, de nombreux combattants internationalistes – particulièrement les Européens, même s'ils restent très minoritaires le gros contingent étant maghrébin, saoudien et caucasien – rejoignant le Syrie préfèrent servir au sein de l'EIIL que dans des autres mouvements d'opposition armée.
Un mystère demeure quant à ses financements. Le mouvement a perdu les subsides d'Al-Qaida central, de l'Arabie saoudite et du Qatar. Désormais, les trafics de pétrole, de biens de consommation courante, le racket, la dhimma (la taxe imposée aux non-musulmans vivant dans les régions qu'il contrôle) et les rançons versées lors de prises d'otages – ajoutés à des donations du fait de quelques richissimes particuliers du Golfe arabique – semblent être leurs sources de revenus actuelles. Les raids menés en Irak en juin ont permis également à l'EIIL de piller la ville de Mossoul, particulièrement sa banque centrale qui contenait 425 millions de dollars, et de ramener en Syrie de nombreux matériels et armements abandonnés par l'armée irakienne. La fortune (en biens matériels et financiers) de l'EIIL serait aujourd'hui estimée à deux milliards de dollars, ce qui en fait le mouvement islamique radical le plus riche au monde. Ces capitaux lui permettent de faire vivre les populations placées sous son autorité et de payer correctement ses combattants, ce qui est attractif et garantit leur fidélité.
Le soutien de tribus et de mouvements sunnites irakiens
La défaite de l'armée irakienne n'est pas due qu'à l'action de force de l'EIIL. Les tribus sunnites locales et des mouvements encadrés par d'anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein en sont également responsables. En effet, les effectifs de l'EIIL en Irak, qui est le pays où est née cette formation, n'excéderaient pas 8 000 combattants, ce qui est bien insuffisant pour contrôler les axes de la région d'al-Anbar au sud-ouest, et pour mener à bien la prise de la province de Ninive et de la ville de Mossoul. Il est vrai que depuis ses victoires récentes l'EIIL recrute beaucoup de nouveaux activistes irakiens au sein de la jeunesse sunnite miséreuse. Ses effectifs sont donc en train de croître, mais il faut un certain temps avant que les nouvelles recrues ne soient réellement opérationnelles.
En fait, l'EIIL a servi de fer de lance aux sunnites irakiens dont les milices ont assuré sa sécurité sur ses arrières et lui ont fourni – depuis de longs mois – les renseignements nécessaires à sa progression rapide. Or, ces mouvements[5], particulièrement ceux regroupés au sein du Conseil des insurgés d'Al-Anbar (Majlis Thuwar al Anbar), sont soutenus, au moins financièrement, par Yousef bin Ali al Idrisis, le puissant chef des services secrets saoudiens, qui poursuit l'action entreprise par son illustre prédécesseur, le prince Bandar bin Sultan bin Abdulaziz.
En effet, il s'agit bien d'une véritable guerre de contournement que mène Riyad contre Téhéran en soutenant tous ceux qui s'opposent à ses alliés chiites irakiens ou alaouites syriens. La seule anicroche est venue de l'EIIL en Syrie, qui est venu troubler ce beau montage. En conséquence, l'Arabie saoudite se retrouve face à une contradiction : elle combat (via le Front islamique) l'EIIL en Syrie mais lui apporte son aide (via les milices sunnites) en Irak ! La politique au Moyen-Orient est pleine de mystères que les Occidentaux de culture cartésienne ont du mal à appréhender. Il faut se rappeler que l'objectif à moyen terme d'al-Baghdadi est de fonder un califat islamique qui couvre toutes les parties sunnites de la région : Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine… Pour lui, ce sont les prémices du califat mondial rêvé par Ben Laden, auquel il fait toujours référence. Mais la route est encore longue et pavée d'embûches pour parvenir à ses objectifs.
L'influence psychologique de l'EIIL sur les autres insurrections
L'évolution prévisible est que de nombreux mouvements islamiques qui se revendiquent de l'idéologie de Ben Laden mais qui sont très impressionnés par les succès remportés par l'EIIL, vont désormais mener leurs combats dans leur zone d'implantation en tentant d'y créer des califats locaux indépendants de toute structure supérieure. C'est particulièrement vrai en Libye, au Nigeria et en Somalie où la guerre est en train de s'étendre au Kenya voisin. Le Yémen pourrait aussi échapper prochainement à la tutelle d'Al-Qaida central ; sans parler d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) dont l'effort porte désormais le long de la côte méditerranéenne (Tunisie, Libye). C'est dans cet état d'esprit que de nombreux idéologues islamistes en viennent à demander à Zawahiri de clarifier sa position vis-à-vis de l'EIIL. Cette interpellation collective du « sage de l'oumma[6] » comme ils le nomment, est une première dans l'histoire d'Al-Qaida.
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Faut-il se réjouir de cet affaiblissement indéniable d'Al-Qaida ? Certes, diviser pour régner est une stratégie bien connue. Par contre, si l'EIIL n'est encore qu'une menace régionale – son emprise sur l'ouest et le centre de l'Irak depuis 2014 étant révélatrice à cet égard -, il n'est pas impossible qu'une fois solidement implanté dans des sanctuaires sûrs, ce mouvement islamique radical ne décide de porter le combat chez les infidèles (Kafirs). Etant donné le nombre de combattants étrangers servant dans ses rangs, le risque est loin d'être négligeable.
Il est intéressant de constater que l'EIIL compte dans ses rangs des escouades d'assassins particulièrement efficaces. Ce ne sont pas ses opposants syriens qui le démentiront. En effet, un certain nombre de leurs cadres ont été éliminés au cours d'opérations clandestines menées par ses unités spécialisées[7]. Elles représentent une menace indéniable pour l'avenir. Il convient de se rappeler que la vision de l'EIIL est simple : soit l'individu se convertit, soit il est dominé, soit il meurt !
Enfin, il convient de citer la rumeur qui court en Syrie et au Liban qui prétend que l'EIIL n'est qu'une « créature » du régime syrien destinée à affaiblir la rébellion de l'intérieur. Ce qui est vrai, c'est que les forces de sécurité syriennes ne font pas d'effort sur les zones tenues par des groupes dépendant de l'EIIL car elles ne sont pas considérées comme vitales pour la survie du régime. En effet, elles considèrent que l'ennemi principal immédiat est le Front Islamique et al-Nosra. En outre, de nombreux prisonniers libérés lors des amnisties décrétées par el-Assad sont allés, comme par hasard, renforcer l'EIIL. De là à en déduire que l'EIIL est du côté des forces gouvernementales syriennes, il y a tout de même un grand pas à franchir. En fait, ce n'est que de la tactique! Chaque camp emploie ses mouvements terroristes, le problème de l'EIIL est qu'il se trouve entre les deux.
- [1] Le chef désigné pour diriger une terre de djihad est appelé le Qalim. En dehors de l'Irak, les principales terres de djihad sont la zone Afghanistan/Pakistan, le Sahel, la péninsule arabique, la Somalie, le Yémen, etc.
- [2] Mais pas autant que l'était Ben Laden qui avait un certain nombre de ses proches réfugiés en Iran depuis l'invasion de l'Afghanistan, fin 2001. Une sorte de monnaie d'échange de bons procédés.
- [3] Le Forum des activistes islamiques de la charia, Sharia4Indonesia, le Mouvement islamique de la réforme, le Congrès des musulmans de Bekasi. En fait, ces mouvements n'ont, pour l'instant, aucun lien opérationnel avec l'EIIL, uniquement une affiliation idéologique.
- [4] Mouvements interdits mais passés dans la clandestinité.
- [5] L'Armée de l'ordre des Naqshabandis, l'Armée de Mohammed, l'Armée islamique, l'Armée des Moujahidines, quatre mouvements qui regroupent des fidèles de Saddam Hussein, Ansar al-Sunnah, etc.
- [6] La communauté des musulmans.
- [7] En avril 2014, un commando de quatre hommes de l'EIIL a pénétré nuitamment dans le domicile d'Abou Mohammad al Ansari, l'émir du Front al-Nosra pour la province d'Idlib. Il a assassiné ce dernier, son épouse, sa fille son frère et une nièce avant d'évanouir dans la nature. L'EIIL semble passé maître dans des opérations homo de ce type, utilisant, quand le besoin s'en fait sentir, des kamikazes. Ce fut le cas le 23 février également quand le médiateur envoyé par Zawahiri, Abou Khaled al-Suri, a été tué avec six de ses compagnons par une bombe humaine.