Irak : les milices chiites à la pointe du combat
Alain RODIER
Le général Qassem Suleïmani lors de la bataille de Tikrit
La bataille pour la reprise de Tikrit, la ville natale de Saddam Husseïn, est suivie de près par tous les observateurs pour tenter de décrypter l'attitude du pouvoir en place à Bagdad. Il apparaît de plus en plus que ce dernier est placé sous la tutelle, au moins sur le plan tactique, des Iraniens. Les Gardiens de la Révolution iranienne (pasdaran) constituent le bras armé de la politique de Téhéran. Ils commandent, soutiennent, équipent les milices chiites irakiennes lesquelles sont beaucoup plus importantes et actives que l'armée qui se retrouve cantonnée à un rôle de supplétif. Le grand problème réside dans le fait que cet état de fait ne va pas dans le sens de ce qui est souhaité par la communauté internationale : la réintégration de la minorité irakienne sunnite dans les structures étatiques. Cela est d'autant plus vrai que les sunnites sont toujours considérés comme des complices de l'Etat islamique (EI ou Daech).
Un comportement condamnable vis-à-vis des sunnites
Ainsi, le Premier ministre – chiite – Haider al-Abbadi a déclaré : « il n'y a pas de neutralité dans la bataille contre l'EI. Si quelqu'un fait preuve de neutralité vis-à-vis de l'EI, alors c'est l'un des leurs ». Cette affirmation péremptoire va à l'encontre du souhait du grand Ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité religieuse irakienne. Ce dernier exhorte les miliciens chiites à « respecter les civils et leurs biens ». Les forces qui tentent de libérer Tikrit de l'emprise de Daech sont au deux tiers des milices chiites. Ces dernières risquent de trouver dans le « blanc seing » délivré par le Premier ministre – qui s'est toutefois comporté avec plus de modération après cette déclaration guerrière – la justification pour se venger de la population sunnite soupçonnée avoir soutenu Daech lors de la conquête de la ville en juin 2014. Il est vrai que de nombreux chiites avaient alors été massacrés par les agresseurs – dont 1 600 cadets de l'Armée de l'Air basés au camp Speicher – dont l'ignominie est devenue légendaire. Quant aux activistes du mouvement salafiste-jihadiste identifiés, leur sort semble scellé. Ahmed al-Zamili, le commandant de la milice chiite irakienne Al Qara'a, est direct dans ses propos les concernant : « nous les repérons, nous les attaquons, nous les désarmons, nous leurs parlons, nous recueillons leurs confessions et puis, nous les tuons ».
Déjà, de nombreuses milices chiites ont été accusées par diverses associations de crimes de guerre, d'assassinats de civils et de nettoyage ethnique. La haine est en conséquence exacerbée entre les belligérants et, comme d'habitude, ce sont les populations civiles qui payent le plus lourd tribut.
Les méthodes de combat des milices chiites irakiennes
Le commandement des milices chiites irakiennes est assuré par le Comité de mobilisation populaire (Hachid Chaabi) dirigé par Jamal Jaafar Mohammed, alias Abou Mahdi al-Monhandes. La direction est toutefois très décentralisée laissant une grande initiative aux plus petits échelons.
Les méthodes de combats des milices s'apparentent à celles de l'infanterie légère. L'imbrication est recherchée en accrochant l'adversaire au plus près par des assauts très agressifs allant jusqu'au corps à corps. Les défilements de terrain et la nuit sont exploités pour manœuvrer à l'abri des vues et des coups de l'adversaire. Une grande importance est accordée aux appuis feu qui précèdent et accompagnent toutes les manœuvres. Ils sont assurés par des lance roquettes multiples (LRM) lourds et légers, des mortiers, des chars employés isolément comme des « canons d'assaut ». En tirs directs, les miliciens utilisent aussi des canons sans recul, des mitrailleuses anti-aériennes, les mitrailleuses lourdes de 12,7 mm équipant des M113 A2 et des Humvees « prélevés » sur les stocks de l'armée irakienne. Sur le plan des véhicules, la priorité est donnée aux pick-up Ford, Chevrolet, Dodge… Washington n'apprécie guère de voir ses matériels fournis pour reconstituer l'armée nationale irakienne se retrouver dans les mains de milices chiites et de leurs mentors iraniens.
L'intendance courante est assurée par les pasdarans qui délivrent approvisionnements et munitions de manière extrêmement rapide et performante. Pour ce faire, Téhéran a mis en place un véritable pont aérien quotidien vers Bagdad, apportant plus de 1 000 tonnes de ravitaillement hebdomadaire. Il est probable que de l'aide logistique transite aussi par convois routiers traversant la frontière entre les deux Etats. La guerre est gourmande en munitions et les milices irakiennes utilisent des armements divers et variés aux calibres différents. L'Iran peut répondre à la demande via son industrie d'armement qui s'est fait une spécialité de produire un peu de tout ce qui existe dans le domaine classique, depuis la cartouche d'infanterie jusqu'aux roquettes et obus d'artillerie, modèle OTAN ou ex-Pacte de Varsovie. La Russie participe également directement à ce flux logistique. Pour leur part, les Occidentaux empêtrés dans des procédures politico-administratives n'ont pas cette réactivité, ce qui provoque la rage des officier irakiens.
Pour coordonner l'ensemble, l'Iran a mis sur pied des petits centres de commandement, de transmission et de logistique conjoints situés à proximité des zones d'engagement. Ils ont permis notamment de faire circuler l'information entre les unités de l'armée irakienne, les milices chiites et les peshmergas. L'intégration des forces est souvent de mise, particulièrement dans la région de Diyala et de Tikrit où les militaires se sont retrouvés de fait sous les ordres du commandement irako-iranien.
Occasionnellement, les milices chiites ont été appuyées par des avions iraniens ou des Su-24 aux couleurs irakiennes, mais vraisemblablement pilotés et soutenus par la composante aérienne des pasdaran. Pour la reprise de Diyala, l'ambassadeur américain en Irak, Stuart Jones, avait discrètement proposé de fournir des tirs air-sol mais le commandement des milices avait rejeté cette proposition considérant que les risques d'erreurs étaient trop élevés, manière élégante de ne pas être accusé d'une trop grande coopération avec le « grand Satan ». Vexés et ne voulant pas perdre la face, les Américains ont déclaré officiellement qu'ils ne soutenaient pas l'offensive déclenchée sur Tikrit[1]. Résultat, en cas de succès, ce sont les Iraniens qui en tireront les bénéfices psychologiques. En cas d'échec, ils pourront dire que la coalition est restée l'arme au pied !
Sur le plan renseignement, des drones iraniens (dont des Ababil) sont mis en oeuvre, vraisemblablement par des opérateurs des pasdaran. Il est probable que ce même corps ait activé des centres d'écoutes et de localisation.
A l'évidence, les forces armées irakiennes ne présentent ni la même agressivité, ni la souplesse d'emploi nécessaire à une exploitation rapide de la situation sur le terrain. De plus, la corruption semble encore la miner, du moins aux niveaux intermédiaires, ce qui n'incite pas les troupes à montrer beaucoup d'allant au combat car la confiance envers ses chefs n'est pas encore rétablie.
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Le problème réside surtout dans le fait que chaque victoire des milices chiites encourage les tensions communautaires, mettant de plus en plus les populations sunnites à l'écart. De plus, durant des années, des milices chiites s'en sont prises aux forces américaines. Par exemple, les brigades du Hezbollah irakien (Harakat Hizbullah Al Nujaba' et Kata'eb Hizbullah) sont considérées comme des mouvements terroristes par Washington. Il en est de même par la plus importante milice chiite : la Asa'ib Ahl al-Haq (la Ligue des vertueux), qui est présente à la fois en Irak et en Syrie.
La solution envisagée est de fondre les milices chiites et les membres combattants de tribus sunnites dans un corps unique de type « garde nationale ». Mais ce vœux pieux est pour le moment irréalisable tant les tensions communautaires sont exacerbées. Enfin, la grande crainte des Occidentaux est que les milices chiites, une fois Daech vaincu, ne se retournent contre eux.
Le théâtre irakien ne doit pas faire oublier le front syrien où les forces gouvernementales, le Hezbollah libanais et les pasdaran iraniens sont repassés avec succès à l'offensive, en particulier dans le sud du pays, à proximité du Golan et du Sud-Liban. Pour les Iraniens, il ne s'agit en effet d'un seul et même théâtre d'opérations qui justifie un engagement massif, quoique relativement discret.
Pour envisager l'avenir, il est utile de citer les déclaration d'Ali Younesi, un proche conseiller du Président « réformateur » Rohani : « l'Iran est de nouveau un Empire […] et sa capitale est l'Irak […] l'Islam iranien est un Islam pur dépourvu d'arabisme, de racisme, de nationalisme … ». Cela semble préfigurer un éclatement des pays du Proche-Orient sur des bases religieuses chiites-sunnites (Irak, Syrie, Yémen) d'autant que dans la même déclaration, Youseni affirme « l'Arabie saoudite n'a rien à craindre de l'Iran car les Saoudiens eux-mêmes sont incapables de défendre les peuples de la région ». En matière de camouflet, il est difficile de faire mieux.
- [1] Washington se dit « préoccupé par la présence de conseillers militaires iraniens aux côtés des forces irakiennes dans l'offensive de Tikrit. (…) Le danger de luttes interconfessionnelles en Irak est le principal facteur pouvant défaire la campagne contre l'EI ».