Irak-Iran : les milices chiites
Alain RODIER
Qassem Suleimani (à gauche), Hadi al-Ameri,
le ministre des Transport et dirigeant del'Organisation Badr (au centre)
et al-Muhandis, le chef des Forces de mobilisation populaires (à droite).
Depuis l'effondrement des forces de sécurité irakiennes en 2014, les seules unités qui semblent capables de s'opposer à Daech, voire de repasser à l'offensive au sol, sont les milices chiites. L'exemple de la chute de Ramadi, capitale de la province d'Al-Anbar est symptomatique. A la mi-mai 2015, 150 dijhadistes de Daech sont parvenus à faire fuir les 1 500 militaires qui y tenaient garnison. Désormais, la reconquête baptisée opération Labayk ya Iraq[1] est officiellement confiées aux milices chiites qui seront épaulées par l'armée régulière, notamment par la « Division d'or », et les frappes américaines. Washington se montre toutefois toujours « préoccupé » par la présence de ces unités ouvertement soutenues par Téhéran et dont nombre des responsables figurent sur les listes des personnes recherchées pour terrorisme. En dehors de la peur que les miliciens chiites se livrent à des représailles contre les populations locales sunnites, la principale crainte réside dans le fait que les actions militaires menées par ces groupes armés puissent encore accentuer la fracture avec la minorité sunnite et la pousser dans sa totalité dans les bras des salafistes-djihadistes de Daech. Il est vrai que de nombreux responsables de milices chiites irakiennes ont séjourné pendant des années en Iran et sont des adeptes de l'idéologie khomeyniste qui rêve d'unir les sunnites sous la bannière chiite.
Tout est parti d'une fatwa énoncée le 13 juin 2014 par le grand ayatollah Al-Sayyid Ali Al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite irakienne. Cet édit religieux affirme que c'est une obligation pour tous les musulmans de défendre le pays et le peuple en se portant volontaire pour rejoindre les forces de sécurité. Deux jours plus tard, le Premier ministre de l'époque, Nouri al-Maliki, annonçait la constitution des Forces de mobilisation populaires (Hashid Chaabi) regroupant une quarantaine de milices chiites qui, pour la plupart, existaient déjà mais dont les activités militaires avaient été mises en sommeil. Cette structure était destinée à accueillir l'énorme flot de volontaires[2] et à organiser leur incorporation, leur équipement et leur déploiement. Elle est dirigée par Jamal Jafar Ibrahim – alias Abou Mahdi al-Muhandis – qui a passé de longues années en Iran car il était un opposant déclaré à Saddam Hussein. Il commandait alors la brigade Badr. Il est considéré comme un terroriste par les Américains depuis 2009.
Dès le départ, les forces Hashid Chaabi ont bénéficié du soutien iranien en la personne d'un conseiller de haut niveau qui, de l'ombre est passé récemment à la lumière : le – général Qassem Suleimani, le chef de la force Al-Qods, le « service action » des Gardiens de la Révolution islamique chargé des opérations (jusqu'alors discrètes voire clandestines) à l'étranger. Cet officier général qui ne répond de ses actions que devant le Guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, a alors été vu et photographié à l'envi sur plusieurs zones de combats où les milices chiites étaient engagées. Cette publicité a, bien sûr, été programmée par les Iraniens à des fins de propagande et est destinée à galvaniser les miliciens irakiens qui se sont sentis invincibles puisque cette figure emblématique de la guerre secrète était à leurs côtés. La symbolique ne suffisant pas, Suleimani a amené avec lui de nombreux cadres de la force Al-Qods qui sont venus appuyer, en parallèle, les différentes unités commandées « sur le papier » par des Irakiens[3], pour sauver les apparences. Parmi ces conseillers, il y a de nombreux généraux dont certains ont trouvé la mort au combat, ce qui laisse à penser que les pertes iraniennes ont été conséquentes. Le dernier en date est Jassem Nouri, un vétéran de la guerre Iran-Irak tué dans la région de Ramadi, le 28 mai 2015.
En outre, les pasdaran ont fourni une aide technique et logistique considérable dans les domaines du renseignement – en particulier via des drones de reconnaissance, des moyens d'interception électromagnétiques, etc. -, des armements et des appuis aériens[4], ainsi que par du conseil au niveau de l'organisation et des approvisionnements[5]. En ce qui concerne les matériels lourds comme les blindés, les miliciens chiites se retrouvent aux commandes d'engins américains gracieusement prêtés par l'armée régulière : M113, chars M1, MRAP, etc.
Les pasdaran interviennent aussi en Syrie aux côtés du régime de Bachar el-Assad, en particulier pour épauler l'importante milice Liwa Abou Fadl al-Abbas (LAFA) forte de plus de 10 000 hommes, avec l'appoint de milliers de combattants du Hezbollah (8 000 ?). Le général Suleimani semble assurer la direction de la totalité des théâtres d'opérations[6].
L'organisation Badr
La brigade Badr a été créée en Iran au début des années 1980. Elle était constituée de militaires irakiens chiites ayant déserté durant la guerre Iran-Irak. C'était aussi le bras armé du Conseil suprême islamique pour la Révolution islamique, rebaptisé Conseil suprême islamique en Irak en 2007. En 2003, l'appellation initiale de brigade Badr est changée en « Organisation Badr pour la reconstruction et le développement » afin d'exprimer ses ambitions politiques. En 2012, l'organisation Badr quitte le Conseil suprême islamique car elle s'oppose ouvertement à la doctrine iranienne du velayat-e-faqih, qui instaure la primauté de la hiérarchie religieuse sur la vie politique. Elle est dirigée par le ministre des Transports Hadi al-Ameri. Forte de 20 000 combattants généralement expérimentés, c'est la milice la plus engagée contre Daech en Irak, mais aussi en Syrie.
Asa'ib Ahl al-Haq (AAH)
Formée à partir d'une branche de l'Armée du Mahdi de Moqktada Sadiq Al-Sadr, cette milice est dirigée par Qais al-Khazali qui est très proche de la pensée des religieux iraniens « durs » et, en particulier du Guide suprême de la Révolution, Ali Khamenei. C'est après le départ d'Irak des forces américaines en 2011 que cette milice s'est développée avec la bénédiction du Premier ministre al-Maliki et avec l'aide des pasdaran iraniens. Elle a joué un rôle de premier plan lors de la reconquête de Tikrit.
Harakat Hezbollah al-Nujaba
Emanation de l'Asa'ib Ahl al-Haq (AAH), cette milice est dirigée par Akram al Ka'abi depuis 2013, cette milice est forte de trois brigades, Liwa Ammar ibn Yasser, Liwa Imam al-Hassan al-Mujata et Liwa Hamd. Composées majoritairement d'Irakiens, ces unités comportent aussi des combattants étrangers venus notamment du Bahrein et du Koweït. Elles sont très liées aux pasdaran et au Hezbollah libanais. Profondément anti-américaine, cette milice opère sur les fronts irakien et syrien.
Saraya Teleaa al-Khorasani
Le parti politique chiite irakien Teleaa a développé une branche militaire, le Saraya Teleaa al-Khorasani, dirigée par Ali al-Yasiri, qui est très active contre Daech, à la fois en Irak et en Syrie. Cette milice s'est particulièrement chargée de la défense de la mosquée Sayeda Zaynab à Damas. Ses 3 000 membres sont majoritairement équipés de matériels en provenance d'Iran.
Kata'ib Imam Ali (La brigade de l'imam Ali)
La branche armée du mouvement politique chiite Harakat al-Iraq, le Kata'ib Imam Ali, a été fondée après l'appel du grand ayatollah Ali al-Sistani en 2014. Son secrétaire général, Ahebl al-Zaidi, entretient les meilleures relations avec les responsables sécuritaires irakiens. A noter que ce mouvement a fondé un sous-groupe chrétien appelé le Kata'ib Rouh Allah Issa Ibn Miriam (Les Brigades de Jésus fils de Dieu et de Marie).
Les autres milices
Les autres milices Hashid Chaabi sont : les Kata'ib Hezbollah actuellement en pointe dans la reconquête de Ramadi, en Irak[7] ; les Kata'ib Jund al-Imam ; la Saraya Ashura ; la Kataeb al-Taiar al Resali ; la Saraya al-A'tabat ; la Liwa al-Youm al-Mawud (Les brigades du jour promis) qui ont succédé à l'armée du Mahdi de Moktada al-Sadr qui lui-même se tient en retrait de la vie politique ; et la Saraya al-Jihad.
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Depuis le début 2014, sous la pression croissante de Daech en Irak, une grande partie des milices irakiennes qui combattaient en Syrie ont été rapatriées pour lutter sur leur sol natal. Elles ont été remplacées par des unités à base d'Afghans chiites et par des renforts du Hezbollah libanais. C'est désormais une lutte à mort qui se déroule entre Daech et les « apostats » chiites qui sont considérés par Al-Baghdadi comme l'ennemi à abattre en priorité.
- [1] « A ton service, oh Irak » qui a remplacé Labayk ya Hussein en référence au petit-fils de Mahomet, ce qui aurait été considéré comme insultant pour les populations sunnites
- [2] Estimé à presque un million de personnes.
- [3] Depuis, les cadres irakiens ont pris de l'expérience et se montrent plus à même de commander leurs troupes.
- [4] La composante aérienne des pasdaran a fourni des avions Su-25 avec les personnels nécessaires à leur mise en œuvre. Cela démontre que les pasdaran ont engagé des effectifs allant bien au-delà de la force Al-Qods.
- [5] Les recomplètements en munitions et en pièces de rechange nécessaires au bon déroulement des opérations ont été beaucoup plus performants au sein des milices chiites que pour les forces de sécurité classiques. Cela est du aux chaînes de commandement plus courtes, à la gestion moins bureaucratique et surtout, à l'absence de corruption au sein des pasdaran.
- [6] La force Al-Qods serait également présente au Yémen aux côtés des insurgés Al-Houthi.
- [7] Son chef est Jamal al-Ibrahimi.