Irak : espion infiltré chez Daech
Alain RODIER
Les autorités irakiennes ont largement diffusé, via les médias, une affaire d’espionnage (et d’héroïsme) digne des meilleurs films ou de séries TV du type Le Bureau des légendes. Cette histoire a été reprise par la presse, en particulier par le New York Timesdu 12 août. Ainsi que l’affirment les autorités du renseignement irakien l’avouent elles-mêmes, cette affaire leur aurait apporté la considération de leurs homologues accompagnée des crédits financiers qui vont avec !
Néanmoins, il convient de garder une certaine prudence, car, d’évidence, les faits racontés font partie de la propagande gouvernementale irakienne, ce qui est parfaitement normal en temps de guerre. Cela dit, comme dans toute histoire de ce type, il y a toujours un fond de vérité qu’il est utile d’étudier.
L’histoire est celle du capitaine irakien Harith al-Sudani, âgé de 36 ans, qui aurait été un des rares espions à pénétrer Daech pendant seize mois en 2016-2017.
Selon Abou Ali Al-Basri, le directeur général du département irakien du Renseignement et du contre-terrorisme, les informations transmises à la cellule des opérations clandestines de son service surnommée Al-Suquor (« Les Faucons[1] ») auraient permis d’éviter trente attentats à la voiture piégée, dix-huit attentats-suicide et désigné sept cibles majeures ensuite traitées par des frappes aériennes ou d’autres moyens dans la région de Mossoul. Malheureusement, la fin de l’histoire est tragique car le capitaine Harith al-Sudani a disparu sans laisser de traces, vraisemblablement démasqué par le contre-espionnage de Daech toujours à la recherche de traîtres.
Ce résumé appelle déjà deux remarques :
– le bilan attribué à la source est vraisemblablement exagéré à des fins de propagande ;
– c’est une caractéristique de tous les mouvements clandestins de développer une paranoïa exacerbée car les traîtres – dont font partie les agents infiltrés – représentent pour eux un risque majeur. Les exemples historiques sont légion. C’est à la fois une force, car ils sont très difficiles à pénétrer, mais aussi une faiblesse, car la méfiance permanente qui les caractérise peut entraver l’efficacité opérationnelle du mouvement. Dans certains cas, des groupes clandestins se sont détruits de l’intérieur.
À l’origine, Harith al-Sudani issu d’une famille irakienne traditionaliste aurait eu une jeunesse désoeuvrée. Poussé par son père, il suit des études en informatique mais aussi en anglais et en russe. Il est ensuite un temps employé dans la surveillance des infrastructures pétrochimiques nationales.
Son frère Munaf qui était un des premiers membres de l’unité Al-Suquorconvainc Harith que ses compétences techniques pourraient être très utiles dans la lutte anti-djihadistes. Harith est donc recruté en 2013 pour participer aux interceptions téléphoniques et électromagnétiques des réseaux terroristes. Il est littéralement passionné par ce nouveau travail. En 2014, au moment où Daech s’empare d’une partie du territoire irakien, les Al-Suquorse voient confier la mission de l’infiltrer pour se renseigner de l’intérieur. En effet, rien ne peut remplacer une source humaine, les interceptions et autres photos aériennes ne donnant pas les véritables intentions de l’adversaire, surtout quand ce dernier se livre à des opérations de déception.
Selon son supérieur hiérarchique de l’époque, le général Saad al-Fatih, Harith s’est porté volontaire pour cette mission après avoir visionné des photos d’enfants assassinés par Daech. Sans vouloir nier ce sentiment d’horreur et de révolte tout à fait naturel, il est douteux que ce fut la seule motivation de l’officier de renseignement. D’ailleurs, il est promu au grade de capitaine – il y a peut-être là une source de motivation – et suit un entraînement spécial destiné à le faire passer pour un islamiste sunnite radical. Afin de parfaire sa légende, il apprend à parler avec l’accent de Ramadi – haut lieu du salafisme irakien – tout en disant avoir grandi à Bagdad. Étant de religion chiite, il est obligé de se former aux pratiques sunnites en mémorisant des prières et des chants qui ne lui sont pas familiers. Il prend le pseudonyme d’Abou Suhaib et reçoit pour mission d’infiltrer l’organisation État islamique à Tarmiyah, ville située à l’ouest de Bakouba, considérée comme un centre stratégique de Daech. En effet, les autorités pensent que de nombreux attentats visant la région de Bagdad, située plus au sud, partent de cette localité. Harith se rend donc dans une mosquée de la ville connue pour être fréquentée par des activistes où il est effectivement rapidement contacté par une cellule locale de DaechIl est alors sous la surveillance d’une équipe de protection dont fait partie son frère Munaf.
Une fois recruté par l’organisation terroriste, il reçoit une formation religieuse et au maniement des explosifs. Plusieurs semaines plus tard, un responsable de Daech installé à Mossoul l’intègre dans une chaîne logistique chargée de préparer et de mener des attentats à Bagdad. Ses connaissances de la capitale en font un atout précieux car il est capable de désigner des objectifs et de guider des activistes qui transitent à Tarmiyah avant de rejoindre la capitale afin d’y effectuer la mission qui leur a été confiée. À chaque fois qu’il est informé d’une opération, Harith contacte son service qui intercepte les activistes avant qu’ils ne passent à l’action. Lorsqu’il doit lui-même y participer, par exemple en amenant une voiture piégée, un véhicule équipé de moyens de brouillage le suit pour éviter qu’il ne soit tué par un déclenchement à distance. En route, un endroit sûr est trouvé pour escamoter quelques instants la voiture – et ses occupants quand il y en a – et débrancher le système de mise à feu des charges explosives. Afin que ses commanditaires ne soient pas étonnés des échecs à répétition de Harith, les services irakiens font exploser des véhicules dans des lieux peu fréquentés de manière à qu’il n’y ait pas de victimes. Par contre, ils se livrent également à des opérations de désinformation de manière à ce que la presse fasse état de nombreux « martyrs ».
Bien que soumis à une énorme pression psychologique lui provoquant des douleurs thoraciques intenses, vraisemblablement dues au stress, Harith tient à poursuivre sa mission d’infiltration. Seuls son père Abib et sa mère Laisa Hashim Chvaith, connaissent son engagement, mais pas son épouse Raghad Chaloob dont il a eu trois enfants. Naturellement, celle-ci s’étonne de ses longues absences. Aussi, il profite des missions de reconnaissance à Bagdad pour Daech pour faire occasionnellement un détour et venir lui rendre visite. Cela finit par attirer l’attention de la hiérarchie Al-Suquorqui constate, en utilisant la localisation de son téléphone GPS, qu’il ne se trouve pas à l’endroit où il déclare être. Cela aurait dû constituer un signal d’alerte et d’ailleurs, son frère Munaf lui demande de tout arrêter, ce qu’il refuse.
Comme il fallait s’y attendre, à partir de décembre 2016, il est dans le collimateur du contre-espionnage de l’Amniyat[2]. Alors qu’il conduit un véhicule KIA piégé, le 31 décembre, vers le cinéma Al-Bayda[3] à Bagdad afin de l’y faire exploser à l’occasion du nouvel an, il contacte téléphoniquement Al-Suquor. Comme d’habitude, il est alors pris en charge en cours de route afin de désactiver les explosifs avant de remettre le véhicule en place. Ce qu’il ne sait pas, c’est que les hommes de l’Amniyat ont placé deux micros émetteurs dans la cabine du véhicule si bien qu’ils ont tout entendu de ses conversations avec ses chefs. Le 17 janvier, une dernière mission lui est confiée vers une ferme située à proximité de Tarmiyah, ce qui l’empêche de dévier de sa route. C’est à ce moment là que son contact est perdu. La zone se trouvant sous contrôle rebelle, il faut trois jours à un commando des forces spéciales irakiennes pour organiser une opération de sauvetage qui, bien sûr, ne donne rien.
En août 2017, une vidéo de propagande émise par Daech montre l’assassinat de prisonniers dont les yeux sont bandés par une large écharpe. Les services irakiens sont persuadés que l’un d’entre eux est le capitaine Harith al-Sudani. Faute d’avoir pu récupérer le corps, la famille n’a pu obtenir de certificat de décès, ni les indemnités versées pour « militaire tué au combat ». Leur domicile à Bagdad est décoré de gigantesques affiches à la gloire de leur fils assassiné. Munther, un autre de ses frères s’est même fait tatouer son portrait sur la poitrine !
Cette médiatisation est un message adressé aux groupes rebelles en Irak afin que leur paranoïa monte encore d’un cran et que l’ambiance, qui doit déjà être pesante en raison des revers militaires rencontrés, devienne exécrable. L’objectif est qu’ils ne puissent plus recruter aussi facilement de nouveaux adeptes que par le passé. Le volet psychologique est un des ressorts de la guerre, particulièrement quand elle est civile.
[1] Créée en 2006 et aussi présente en Syrie et en Turquie voisines.
[2] En 2015, ce service aurait comporté trois autres branches : l’Amn Al-Dakhili, vhargée de missions de police (en dehors du religieux) ; l’Amn Al-Askari, le renseignement militaire ; et l’Amn Al-Kharji, le service en charge de la préparation et de l’exécution des attentats, auquel appartenait Harith.
[3] Établissement attaqué à plusieurs reprises dans le passé par des activistes djihadistes. Ils considèrent tout lieux de loisir comme un endroit de déchéance et de péché.