Irak : une alliance détonante
Alain RODIER
Le 12 mai 2018, les élections législatives se sont tenues en Irak afin de recomposer le Conseil des représentants fort de 329 députés. Un gouvernement de coalition doit être créé dans les trois mois qui suivent. Washington et Téhéran agissent dans l’ombre pour obtenir une direction politique qui répondrait à leurs intérêts.
Un coup de théâtre est survenu le 12 juin quand les deux formations arrivées respectivement en première et seconde position en nombre d’élus[1]- le « bloc Sairoon » de Moqtada al-Sadr (54 sièges) et l’alliance Fatah (47 sièges) de Hadi al-Amiri – ont décidé de s’unir pour lancer les prémices de la constitution d’un gouvernement. N’ayant pas la majorité nécessaire de 165 sièges, ils laissent la porte ouverte à d’autres formations politiques. L’Alliance de la victoire (42 sièges) d’Haïder al-Abadi, l’actuel Premier ministre qui bénéficie de l’appui des Américains, risque d’être dans l’impossibilité de contrer cette démarche politique.
Lors de la campagne électorale, Moqtada al-Sadr qui s’est allié au Parti communiste irakien[2], avait prôné une totale indépendance vis-à-vis de Téhéran. À l’été 2017, il a même effectué une visite officielle à Riyad où il a été reçu par le prince héritier Mohamed ben Salmane (MBS), puis à Abou Dabi où il a rencontré le prince Mohammed bin Zayed al-Nahyane. Cela avait permis au pouvoir saoudien d’espérer que l’Irak s’affranchirait quelque peu de l’influence de son ennemi perse. Enfin, le 29 mai 2018, il Moqtada al-Sadr effectué un déplacement surprise au Koweït.
C’est pourquoi cette soudaine alliance avec Hadi al-Amiri constitue une véritable surprise et a provoqué l’effarement des monarchies du Golfe. En effet, al-Amiri est le chef de la brigade Badr,héritière du mouvement du même nom qui, durant la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, a combattu du côté iranien contre son propre pays[3]. Il est aussi le leader des Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaires/UMP) fondées en juin 2014 sous la haute supervision du Grand Ayatollah Ali al-Sistani[4]pour faire barrage aux offensives de Daech qui menaçaient une partie du pays, notamment la capitale, Bagdad. Ces milices ont été encadrées, équipées et renseignées par les hommes de la force Al-Qods, le « Service Action » des Pasdaran. Al-Amiri entretient d’ailleurs des relations fraternelles avec son chef, le major général Qassem Souleimani.
Toutefois, le point commun à toutes ces formations politiques est leur anti-américanisme virulent.
Moqtada al-Sadr avait précédemment demandé que les Unités de mobilisation populaires soient dissoutes ou intégrées à l’armée régulière irakienne, ce que refusaient catégoriquement les leaders de ces milices. Des négociations seraient en cours à ce sujet. Pourtant, al-Sadr bénéficie lui aussi de miliciens armés qui ont combattu les Américains jusqu’en 2011 et son « Armée du Mahdi » n’a été dissoute qu’en 2013 quand il s’est retiré – provisoirement – du jeu politique. La mystérieuse déflagration survenue le 6 juin 2018 dans une école jouxtant une mosquée de Sadr City, à l’est de Bagdad[5], serait en fait due à l’explosion accidentelle d’un de ses dépôts d’armes et munitions et non à un attentat anti-chiites mené par Daech.
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Il serait présomptueux de croire que l’affaire est faite. Cette alliance de la carpe et du lapin peut échouer à tout moment et tous les retournements sont possibles. Il est n’est pas interdit de penser que Moqtada al-Sadr ait usé de l’art de la dissimulation – la Taqîya –si chère aux chiites, pour parvenir à ses fins. Ses liens, que l’on disait distendus avec le pouvoir en place à Téhéran – lequelqui avait même appelé à lui faire barrage – et son apparent « nationalisme » faisaient peut-être partie d’un subtil jeu politique à l’orientale, destiné à faire entrer un peu plus Bagdad dans l’orbite de l’Iran. Il faudra attendre le résultat des négociations qui ont lieu à l’heure actuelle pour désigner le nouveau gouvernement pour savoir si Bagdad fait preuve d’indépendance vis-à-vis de Téhéran, ce qui n’est pas impossible car le Grand Ayatollah Sistani – l’autorité morale de référence en Irak -, bien que de nationalité iranienne, ne semble pas appeler de ses vœux une coopération trop étroite entre les deux pays, et surtout pas une subordination de Bagdad à Téhéran. Sa raison en est idéologico-religieuse : en tant que chiite quiétiste, il refuse catégoriquement la prédominance du religieux sur le politique comme cela se passe en Iran.
[1]Les chiffres sont contestés et doivent être vérifiés. Un nouveau scrutin est réclamé par de nombreux responsables politiques.
[2]Avec lequel il s’est entendu sur des réformes sociales importantes que l’on pourrait qualifier de « populistes » en Europe
[3]A l’opposé, les Moudjahiddines du peuple (MEK) iraniens ont combattu aux côtés de l’armée irakienne contre leur pays d’origine.
[4]La plus haute autorité religieuse chiite irakienne. Il refuse obstinément de se mêler directement de politique.