Inde : liens entre le crime organise et le terrorisme
Alain RODIER
Les attentats de Bombay de la fin novembre 2008 ont attiré l'attention du monde entier sur l'Inde, pays qui peut être qualifiée de « géant aux pieds d'argile ». L'enquête qui s'en est suivie a pointé du doigt un criminel indien d'envergure internationale qui entretiendrait des liens étroits avec des mouvements terroristes d'origine islamique.
Il s'agit de « Don » Dawood Ibrahim Kaskar, né le 26 décembre 1955 à Ratnagiri, dans l'Etat de Maharashtra, dont la capitale est Bombay. Son père était un policier du Criminal Investigation Department (CID). Dawood est marié à Mejjabeen – alias Zubeena Zareen – et père d'au moins quatre enfants (Mahrook, Mehreen, Moin et Maria). Il résiderait actuellement à Orkazai, près de Peshawar, au Pakistan, ce qu'Islamabad nie farouchement.
Sa carrière criminelle
Dans les années 1970, Dawood commence sa carrière de hors-la-loi à Bombay, villr qui est l'épicentre de la criminalité indienne, au sein du gang de Karim Lala (décédé de mort naturelle le 19 février 2002).
Profitant d'une vaste opération de police destinée à casser l'ossature de la criminalité organisée à Bombay, Dawood quitte ce gang et monte sa propre organisation qu'il surnomme la D Company. Relativement modeste à l'origine, cette bande prend de l'ampleur pour devenir une véritable organisation criminelle transnationale (OCT).
Une lutte sanglante a alors lieu avec le gang de Karim Lala, auquel il appartenait précédemment. En 1981, le frère aîné de Dawood est assassiné par les frères Amirzada et Alamzeb Pathan qui sont des associés de Lala. En représailles, la D Company décime le clan Pathan.
En 1985, pourchassé par la police, Dawood Ibrahim se réfugie à Dubaï, aux Emirats Arabes Unis. Il habite alors une luxueuse villa surnommée la « Maison Blanche » d'où il gère ses affaires en Inde et au Pakistan. Il en profite pour développer son réseau dans les Etats du golfe Persique et l'étend peu à peu à l'ensemble de la planète.
La D Company serait aujourd'hui présente en Inde, en Afghanistan, au Pakistan, au Népal, aux Emirats Arabes Unis, en Thaïlande, en Malaisie, à Singapour, en Australie, en Afrique du Sud, au Canada, au Sri Lanka, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France !
Au début des années 1990, Dawood Ibrahim aurait été mis en contact avec les services de renseignements pakistanais (Inter Services Intelligence/ ISI) par l'intermédiaire de deux contrebandiers pakistanais de haut vol : Yusuf Godrawala et Taufiq Jallianwala. En échange de « services » qu'il aurait accepté de rendre à l'ISI, il aurait obtenu leur protection pour mener à bien différents trafics, particulièrement par voie maritime.
Bien que recherché par la justice indienne, des célébrités de Bollywood (le Hollywood indien) n'hésitent pas à s'afficher avec lui lors de soirées fastueuses qu'il donne à Dubaï. S'il a infiltré le monde du spectacle et des sports (il est un grand amateur de cricket) afin d'en tirer un maximum de bénéfices (surtout grâce à la pratique du racket), il a également beaucoup investi dans ces domaines via des sociétés écran. Il n'hésite pas non plus à rendre quelques services. C'est ainsi qu'il aurait organisé, à la demande d'un de ses concurrents, le meurtre de Gulshan Kumar, un célèbre producteur de Bollywood assassiné le 12 août 1997. Si Abdul Rauf Daud Merchant, le tueur à gages a bien été arrêté puis condamné à la perpétuité, le commanditaire n'a pas été formellement identifié à ce jour.
Son organisation devenue transnationale se livre au trafic de drogue, d'êtres humains, d'armes, d'or, de pierres précieuses, de fausse monnaie, et pratique l'extorsion de fonds, les meurtres sur commande, les enlèvements contre rançon, etc. Les gains frauduleux sont blanchis particulièrement dans des établissements de jeu et des casinos dont ceux de Katmandou, au Népal. De plus, il s'est fait une spécialité de l'Hawala, une technique qui permet d'envoyer discrètement des fonds à l'étranger. Enfin, il aurait placé des sommes colossales en investissant dans l'immobilier à Karachi et Islamabad, sans oublier les placements en bourse.
Dawood Ibrahim est l'un des tous premiers acheteurs de la drogue produite en Afghanistan. Protégé par l'ISI, il s'est rendu à plusieurs reprises dans ce pays quand les talibans étaient au pouvoir. Depuis fin 2001, il serait un habitué des zones tribales pakistanaises où il négocierait l'achat d'opium, d'héroïne et de cannabis auprès de responsables islamiques qui la sortent d'Afghanistan. Par ailleurs, il entretiendrait d'excellents rapports avec la direction d'Al-Qaida ; il aurait rencontré Oussama Ben Laden quand ce dernier vivait librement en Afghanistan.
La D Company acheminer cette drogue vers l'Europe où elle serait revendue à des grossistes de la mafia sicilienne (Cosa Nostra), des Triades chinoises et des clans albanais. Ces OCT se chargeraient de la distribuer sur le vieux continent et plus particulièrement en Grande-Bretagne. Le surplus serait envoyé aux Etats-Unis où il serait récupéré par des familles new-yorkaises de la Cosa Nostra épaulées par des membres des cartels mexicains.
Un autre de ses trafics connus aurait été celui de matériels nucléaires destiné au docteur Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise qui, lui-même, se chargeait de le réexpédier vers la Libye et la Corée du Nord.
Liens avec les réseaux terroristes
Dawood est accusé par la justice indienne d'avoir organisé et financé avec la complicité des gangs criminels d'Abdul Razzar « Tiger Memon » et de Mohd Dossa[1] les attentats de Bombay du 12 mars 1993 qui ont fait 257 morts et 713 blessés. Ces attentats auraient eu un double but : venger le massacre de musulmans par des extrémistes hindous de janvier 1993 et se débarrasser du dernier gang qui s'opposait à lui dans cette mégapole : celui de Lala. Son but consistait aussi à mettre la ville à feu et à sang en jouant sur les rivalités ethniques et religieuses de manière à s'enrichir en accroissant notablement ses trafics, dont celui des armes.
Les enquêteurs pensent que c'est à cette époque qu'il aurait commencé à faire bénéficier Oussama Ben Laden de ses réseaux de contrebande mondiaux, aidant ainsi logistiquement la mise sur pied d'Al-Qaida.
Depuis les attentats de 1993, il est désigné comme un membre du « terrorisme global » par le département du Trésor américain et recherché par Interpol. Craignant une extradition éventuelle de Dubaï, il aurait trouvé refuge dans le quartier huppé de Clifton, à Karachi, au Pakistan. Cependant, en 2002, par souci de plus de discrétion, il se serait replié à Orkazai, près de Peshawar, où il jouirait de la protection du mollah Rahman Ibrahim.
C'est à partir de cette époque qu'il aurait largement financé le Lashkar-e-Taiba (LeT) mouvement extrémiste pakistanais associé à Al-Qaida. En échange, un certain nombre de ses hommes de main bénéficieraient d'entraînements militaires au sein du camp de Bahawalpur (situé près de Lahore) tenu par le LeT.
La force d'Ibrahim Dawood qui est un « prédateur au sang froid[2] » réside dans le fait qu'il a toujours réussi à s'entourer de personnes compétentes. Sa pratique de l'islam ne l'empêche pas d'apprécier particulièrement le Johnny Walker étiquette noire ! Ses principaux lieutenants seraient deux de ses frères, Anees Ibrahim et Chetan Gaidhane et les dénommés Tiger Memon et Chhota Shakeel[3].
Certaines personnes de son entourage l'ont trahi dans le passé dont une partie en raison de son ralliement à la cause islamique radicale. Ainsi, aujourd'hui, un de ses ennemis jurés serait un de ses anciens lieutenants : Chhota Rajan[4] qui soutiendrait la mouvance extrémiste hindou. Cette guerre dure depuis 1996[5]. Les autres figures de la criminalité organisée en Inde sont Abu Salem, Mohammad Ali Hussein Shaikh et Rauf Dawood Merchant, qui ont tous été liés, à un moment ou un autre, au réseau de Dawood Ibrahim. A noter que les autorités politiques et policières indiennes favoriseraient la pègre antimusulmane car antipakistanaise. En quelque sorte, elle servirait l'intérêt national.
Les attentats de Bombay de novembre 2008
Dawood est soupçonné avoir financé l'entraînement et l'équipement des terroristes ayant participé aux attentats de Bombay de novembre 2008. Par ailleurs, certains de ses hommes vivant à Bombay auraient aidé les assaillants. Ainsi, des fonctionnaires des douanes indiennes de Sassoon Dock (sud-est de Bombay), qui émargeraient sur les listes de la D Company, auraient facilité le débarquement d'armes, de munitions et d'explosifs destinés à des membres du commando.
Un détail curieux est à relever : l'hôtel Oberoi/Trident qui était une des cibles principales des assaillants accueillait une exposition de diamants…
Des rumeurs font état du fait que le centre juif de Nariman House, qui constituait aussi l'un des objectifs prioritaires des terroristes, aurait été infiltré précédemment par des criminels russo-israéliens qui auraient pu s'en servir comme base sûre pour développer un important trafic de drogue en Inde. Ces criminels seraient ainsi venus concurrencer Ibrahim Dawood sur son propre territoire, faute impardonnable dans le monde criminel. Cette thèse semble confirmée par le fait que des victimes auraient été torturées avant d'être assassinées, dès le 27 novembre, alors que l'assaut donné par les forces de l'ordre n'a eu lieu que le 28. C'est une méthode classique de la criminalité organisée pour « faire passer un message à qui de droit ». Enfin, l'attaque de l'hôtel de luxe Taj Mahal pourrait être un avertissement fait à la famille multimilliardaire Tata (propriétaire de l'établissement) dans le cadre d'une opération de racket.
L'organisation d'Ibrahim Dawood présente toutes les caractéristiques d'une OCT. Son originalité réside dans ses liens avérés avec des mouvements islamiques radicaux dont les talibans et Al-Qaida. Si ces derniers se livrent en Inde à des opérations destinées à déstabiliser le pouvoir, lui, il s'en sert pour ses affaires. La question qui se pose est : qui manipule qui ?
- [1] Ces deux chefs de clans de Bombay qui sont des alliés de Dawood Ibrahim sont toujours en liberté.
- [2] Ceux qui l'apprécient le qualifient de « calme et tranquille ».
- [3] Des indices laissent entendre que ce fidèle de la première heure serait peut-être en train de s'affranchir de l'autorité de son chef.
- [4] Il se serait rallié au chef de l'OCT de l'Etat d'Uttar Pradesh : Om Prakash « Baloo » Shrivastav qui dirige son cartel depuis sa cellule du pénitencier d'Allahabad. C'est aussi un ancien lieutenant de Dawood Ibrahim.
- [5] En 1996, 52 personnes ont été les victimes de la guerre des clans.