Inde : le terrorisme s’internationalise
Alain RODIER
Le 26 novembre 2008, les terroristes ont frappé une fois de plus en Inde. Vers 22 h 15 heure locale, une dizaine de jeunes activistes armés de fusils d'assaut AK47 et de grenades ont attaqué simultanément dix objectifs à Bombay. Parmi eux le terminus ferroviaire de Chhatrapi Shivaji, l'hôpital Cama, un poste de police, l'immeuble Chabab House abritant le centre juif de Bombay, le complexe de cinémas Métro, le restaurant Leopold cafe, deux hôtels de luxe : le Taj Mahal et l'Oberoi/Trident.
Le déroulement des événements
Bien que nombre de détails restent inconnus, quelques faits semblent prouvés :- Les assaillants étaient majoritairement très jeunes et lourdement armés. Au début de l'action certains d'entre eux était équipés de sac à dos bien remplis ; ils ont pu bénéficier de dépôts d'armes et de munitions qui avaient été constitués quelques jours auparavant dans une chambre de l'hôtel Taj Mahal ;- un des commandos fort d'une dizaine de combattants s'est introduit à Bombay par la mer : deux embarcations de type zodiac – qui avaient vraisemblablement été débarquées d'un chalutier de pêche indien ayant ait été saisi par les terroristes – ont apponté au niveau de Sassoon Dock (au sud-est du quartier de Colaba) ; le commando s'est ensuite scindé en plusieurs groupes qui ont emprunté des itinéraires différents ;- les différents groupes avaient une bonne connaissance des itinéraires à emprunter, de la topographie des objectifs – tous situés dans un rayon de trois kilomètres – des premières réactions des forces de sécurité : cela implique que des reconnaissances d'objectifs poussées avaient eu lieu précédemment à Bombay ;- deux activistes occupaient une chambre de l'hôtel Oberoi/Trident quatre jours avant l'arrivée des commandos ; ils avaient en leur possession des papiers d'identité mauriciens, des explosifs et au moins quarante grenades d'origine chinoise ; ces matériels leur aurait été apportés grâce à l'aide de douaniers corrompus du port de Bombay. Quelques mois auparavant, neuf autres activistes auraient séjourné à dans le port indien, se faisant passer pour des étudiants malaisiens ;- c'est la première fois en Inde que des activistes islamiques s'en prennent directement à des étrangers et à des juifs [1] ; il s'agit à l'évidence d'une internationalisation de leur combat ; d'ailleurs leurs objectifs semblaient plus internationalistes et économiques (le tourisme) que politiques ;- les activistes semblaient bien entraînés et ont fait preuve d'une grande cohésion lors des différentes attaques. Etant donné leur jeune âge, il est possible d'en déduire qu'ils ont suivi une formation militaire individuelle et collective ; elle aurait eu lieu dans au moins deux camps situés au Penjab ;- la revendication de ces actions est provenue d'un groupe qui s'appelle Les moudjahiddines du Deccan (un plateau situé au centre de l'Inde) ; à noter que leurs revendications étaient précises : libérer les détenus islamiques actuellement incarcérés en Inde ;- le seul activiste arrêté aurait avoué appartenir au Lashkar-e-Taiba (LeT), (« l'Armée du Pur ») mouvement insurrectionnel basé au Pakistan qui fut un temps soutenu par les services secrets pakistanais (ISI, Inter Services Intelligence). Il répondrait au nom de Ajmal Amir Kamal et serait de nationalité pakistanaise, originaire du village de Faridkot.
Les services de renseignement n'ont pas été écoutés
Les autorités indiennes avaient été prévenues à l'avance de la forte éventualité d'actions terroristes visant Bombay. Fahim Ansari, un militant islamique indien proche du LeT avait été arrêté en février 2008 dans l'Etat d'Uttar Pradesh, alors qu'il venait d'effectuer la reconnaissance de différents objectifs à Bombay. Il avait alors avoué qu'un commando de dix hommes devait attaquer différents objectifs le 27 septembre. Pour sa part, la CIA a prévenu le Research and Analysis Wing (RAW, service indien de renseignement extérieur), une première fois le 18 septembre 2008, que des activistes du LeT envisageaient de s'en prendre à Bombay. Le 24 septembre, l'agence américaine lui donnait plus de détails en affirmant que le LeT allait attaquer des cibles où résidaient de nombreux étrangers, dont l'hôtel Taj Mahal. Toutes ces informations étaient complétées par celles l'I ntelligence Bureau (service de renseignement intérieur) qui affirmait le 12 novembre que la menace viendrait de la mer. Enfin, 18 novembre, une communication téléphonique émanant de Muzammil, un responsable du LeT, était interceptée disant que « le cargo est sur le chemin ».
Lorsqu'on analyse les modalités techniques de l'opération de Bombay, des parallèles peuvent être faits avec d'autres actions terroristes précédentes :- l'attaque d'hôtels de luxe rappelle celle qui a eu lieu contre le Mariott d'Islamabad le 20 septembre de cette année et qui a fait 54 morts ;- la méthodes employées sont des opérations de guérilla urbaine généralement pratiquées par le LeT (qui avait lancé une opération de même type contre le parlement indien le 13 décembre 2001) alors que les mouvement islamistes se réclamant d'Al-Qaida procèdent plus généralement à des attentats à la bombe souvent mis en œuvre par des kamikazes ;- des attaques à la bombe dirigées simultanément contre plusieurs trains de banlieue de Bombay ont eu lieu en juillet 2006 et ont fait 186 victimes ; l'action avait alors été attribuée au LeT ;- les activistes étaient prêts à donner leur vie mais ne paraissaient pas être des commandos suicide, preuve en est, l'un a été capturé vivant et un plan d'exfiltration par la mer aurait été prévu !
Après quelques jours d'enquête, les services indiens sont parvenus à la conclusion que le responsable opérationnel direct de l'attaque de Bombay serait un certain Muzammil, un des chefs opérationnels du LeT pour le Cachemire. Par ailleurs, Dawood Ibrahim Kaskar, le chef de l'organisation criminelle indienne D Company – qui a fusionné avec le LeT en 2002 – aurait une responsabilité importante dans cette opération. Il aurait fourni les fonds, les armes et les complicités nécessaires à la réalisation de cette attaque. Toutefois, une coopération entre plusieurs mouvements islamiques n'est pas à exclure, ce qui expliquerait cette nouvelle appellation de Moudjahiddines du Deccan. En fait, l'Inde est le théâtre de nombreux actes terroristes, voire de scènes d'insurrection depuis des années. Le pouvoir semble relativement désarmé face à ce phénomène, accusant systématiquement les « ennemis de l'extérieur » d'être responsables de ces actions souvent très meurtrières. De plus, New Delhi parait avoir de plus en plus de mal à calmer les tensions communautaires qui surgissent à tout moment. Cet assaut devrait accroître très fortement ce phénomène et des représailles dirigées contre les musulmans indiens ne sont pas à exclure. En réalité, les violences proviennent fondamentalement de trois directions : les islamistes, les maoïstes et les nationalistes hindous.Les principaux attentats récentsDepuis 2005, il y a eu plus de 3 600 victimes en Inde du fait d'actions terroristes. Cette « performance » place l'Inde en deuxième place derrière l'Irak !- Le 30 octobre, au moins 66 personnes sont tuées et 500 autres blessées par des explosions qui surviennent entre 13 h 00 et 18 h 00 dans la province de l'Assam.- Le 21 octobre, 17 personnes périssent lors d'une très importante déflagration qui a lieu près des installations policières de Manipur (Imphal).- Le 14 octobre, huit personnes sont blessées par l'explosion d'une bicyclette qui survient dans le marché de Kanpur (Colonelganj).- Le 1er octobre, quatre personnes sont tuées et une centaine d'autres blessées à Imphal.- Le 29 septembre, des explosions font une victime à Modasa (Gujarat) et cinq à Malegaon (Maharashtra).- Le 27 septembre, une explosion dans le quartier de Mehrauli de New Delhi fait un tué et trois blessés.- Le 13 septembre, quelques quinze personnes perdent la vie et 110 autres sont blessées dans une série d'explosions déclenchées dans un quartier commerçant de New Delhi.- Le 26 juillet, 17 explosions tuent 56 personnes à Ahmenabad.- Le 25 juillet, sept explosions font deux tués et 20 blessés dans la ville de Bangalore.- Le 13 mai, huit explosions frappent Jaipur, tuent 65 personnes et en blessent 150 autres. Cette action est revendiquée par un mouvement jusqu'ici inconnu : Les moudjahiddines indiens (MI) ;- Le 1er janvier 2008, une attaque terroriste dirigée contre un centre de recrutement de la police(Central Reserve Police Force) à Rampur fait huit victimes.- Le 23 novembre 2007, sept explosions bien synchronisées près de tribunaux ontlieu dans les villes d'Uttar Pradesh-Lucknow, Varanasi et Faisabad ; elles tuent 15 personnes.- Le 11 octobre, deux personnes sont tuées par une explosion survenant dans une mosquée du Rajasthan.- Le 25 août, cinq bombes font au moins 37 victimes dans deux lieux publics (la plupart des victimes sont à déplorer dans le restaurant Gokul Chat situé dans le marché Kothi ; l'autre endroit visé était un auditorium où se déroulait un spectacle au laser) dans la ville d'Hyderabad. Une troisième est désamorcée dans un cinéma avant d'avoir explosé.- Le 18 mai 2007 : 11 personnes trouvent la mort dans l'explosion d'une bombe placée dans la vieille mosquée d'Hyderabad datant du XVIIe siècle. Des musulmans ivres de colère s'opposent ensuite aux forces de police. Cinq personnes sont tuées lors des affrontements.- Le 19 février 2007 : le « train de l'amitié » reliant New Delhi à Lahore est frappé par plusieurs explosions. Les autorités relèvent 68 victimes.- Le 8 septembre 2006 : au moins 30 personnes sont tuées par deux charges explosives placées dans une mosquée de Malegaon, une ville de l'ouest de l'Inde.- Le 11 juillet 2006 : sept bombes placées à bord de trains de banlieue de Bombay font plus de 200 victimes.- Le 7 mars 2006 : deux engins explosifs cachés, l'un dans une gare ferroviaire, l'autre dans un temple de la ville sainte de Varanasi, causent la mort de plus de 20 personnes.- etc.Les mouvements islamistes radicaux en Inde Les musulmans sont environ 150 millions en Inde et représentent 14% de la population. Ils ont vécu relativement en harmonie avec la majorité indienne depuis l'accession à l'indépendance en 1947. Mais la « minorité » musulmane indienne se sent victime de discrimination. En effet, elle n'est pas représentée à hauteur de son importance numérique dans les instances gouvernementales, législatives et dans la fonction publique (particulièrement au sein de l'armée et de la police).
Surtout, depuis 1989, dans la région himalayenne du Cachemire – divisée entre l'Inde et le Pakistan depuis la guerre de 1948 – un conflit a été relancé mouvements islamiques séparatistes. Ce conflit, qui a fait plus de 68 000 victimes, principalement au sein de la population civile, combine trois dimensions : un conflit territorial entre l'Inde et le Pakistan ; un conflit indépendantiste au Jammu et Cachemire et un conflit religieux qui met en scène des extrémistes religieux venus du Pakistan.
Bien que la situation soit plus pacifiée au nord-est de l'Inde, des mouvements musulmans séparatistes y sont toujours actifs, particulièrement dans l'Assam. La plupart de ces activistes agissant depuis le Pakistan appartiennent au Lashkar-e-Taiba (LeT). Ce mouvement est interdit par Islamabad depuis janvier 2002. Il est dirigé par Hafiz Muhammad Sayed. Son chef militaire, un spécialiste de la guérilla urbaine, est Zaki-ur-Rehman Lakhvi. Il entraîne ses troupes dans des camps situés au Pakistan, Lakhvi et a envoyé nombre de combattants en Tchétchénie, en Bosnie, en Irak et en Asie du Sud-Est. Les responsables financiers du mouvement sont Haji Muhammad Ashraf et Mahmoud Muhammad Ahmed Bahaziq.
Une deuxième branche importante d'activistes dépend du Harkat ul Jihad al Islami (HuJI) basé au Pakistan et au Bangladesh. Son leader actuel serait la Maulana Ilyas Kasmiri épaulé par le Mufti Abdus Salam et un certain Rahmatullah alias Cheikh Farid qui tous deux participent ouvertement à la vie politique du pays. Ce mouvement s'est particulièrement fait connaître dans l'attentat qui a coûté la vie à onze techniciens français à Karachi le 8 mai 2002. Enfin, le Student Islamic Movement of India (SIMI) et également très actif au centre de l'Inde. Cependant, il possèderait des cellules clandestines dans de nombreuses autres régions. Son chef opérationnel serait Safdar Nagori qui dirigerait la branche des Moudjahiddines indiens (MI). Le nombre des adhérents de l'ensemble de ces mouvements radicaux est estimé entre 18 000 et 20 000 ont un millier seraient des combattants aguerris.Al-Qaida en Inde Au début juin 2007, dans une vidéo, Abou Ibrahim al-Asim qui se présente comme le porte-parole d'Abou Abdul Rehman an-Ansari, le chef supposé d'Al-Qaida pour l'Inde (Al-Qaida fil Hind/AQH) a déclaré la guerre sainte contre le pouvoir de New Delhi. Pour lui, les provinces du Cachemire et du Jammu sont une base de départ pour l'extension du Djihad à l'ensemble du pays. A noter qu'un certain Abou Al Hadeed s'était déjà présenté comme le porte-parole de l'AQH juste après les attentats de Bombay de juillet 2006. Ben Laden et Zawahiri ont également proclamé le Djihad contre New Delhi prétextant – à juste titre – que l'Inde était un des principaux soutiens à l'Etat d'Israël. Abou Zoubeida, un des responsables opérationnel d'Al-Qaida a été arrêté en juillet 2006 dans une Safe House du LeT à Faisalabad, au Pakistan. En effet, il ne faut pas oublier que le LeT est un des membres fondateurs du Front islamique mondial pour le Djihad contre les juifs et les croisés créé par Oussama Ben Laden en 1998. D'ailleurs, il est probable qu'Al-Qaida a noué des contacts avec toutes les organisations islamiques présentes dans la région.
L'extrême gauche
L'extrême gauche, particulièrement sa composante maoïste, est actuellement considérée par le pouvoir politique, et particulièrement par le Premier ministre Manmohan Singh, comme la menace révolutionnaire la plus importante pesant sur l'Inde. En effet, selon lui, pour ces mouvements, « la situation actuelle du pays se prête parfaitement à la révolution […] Toutes les actions doivent avoir pour but la prise du pouvoir ». Ainsi, le mouvement naxalite est né suite à une scission du Parti communiste d'Inde-marxiste (PCI-M) à Naxalbari, au Bengale oriental, en 1967. Se revendiquant du maoïsme, il s'est fixé comme objectif la défense des tribus et de la paysannerie contre les grands propriétaires terriens. En 1969, le mouvement naxalite donne naissance au Parti communiste d'Inde-marxiste-léniniste (PCI-ML). De rural, le mouvement naxalite se répand alors dans les villes en infiltrant le monde étudiant. Le PCI-ML ne limite alors plus ses campagnes d'assassinats aux seuls grands propriétaires terriens mais s'en prend à des professeurs d'université, aux membres des forces de l'ordre, aux hommes politiques, etc.Il existe de nombreuses factions issues du mouvement naxalite dont la plus redoutable est le Centre communiste maoïste qui, après s'être allié en 2004 avec le Groupe de la guerre du peuple, a donné naissance au Parti communiste d'Inde-maoiste. En 2000, tous ces groupes se sont unis dans le but de s'opposer par les armes au pouvoir central. En janvier 2007, le Congrès de l'unité s'est tenu à la frontière entre le Jharkhand et le Bihar. La cohésion entre les différentes tendances a été réaffirmée et l'objectif de s'attaquer au pouvoir de New Delhi confirmé. Les différents mouvements naxalites sont désormais actifs dans la moitié des Etats de la fédération indienne. Ils tentent de soulever les campagnes contre la décision gouvernementale d'exproprier de nombreux petits propriétaires, dans le but de créer des zones économiques privilégiées ou d'attirer les industriels. Les assassinats ciblés et les attaques contre les forces de l'ordre se sont considérablement accrus depuis le printemps. Ainsi, le 14 mars, 53 policiers ont trouvé la mort lors d'un assaut dirigé contre le poste de sécurité du village de Rani Bodli, situé à 500 kilomètres au sud de Raipur, la capitale de l'Etat du Chhattisgarth. Les effectifs combattants des naxalites sont estimés officiellement à 9 300 activistes. En fait, ce chiffre est certainement considérablement sous-évalué. Une nouveauté, ces mouvements sont en train de se rapprocher de leurs homologues turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), sri lankais (les Tigres de libération de l'Eleam tamoul/LTTE), népalais et bengalais. Les maoïstes népalais ont constitué des bases dans plusieurs régions indiennes et apportent leur soutien à leurs « frères » indiens.
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L'Inde constitue une zone à risques dont le pouvoir et l'unité peuvent être déstabilisés à terme. Deux Etats ont intérêt à cela : le Pakistan, qui souhaite récupérer le Jammu et Cachemire, et la Chine, qui occupe la province de l'Aksai Chin revendiquée par New Delhi. Pékin voit aussi dans son grand voisin un concurrent économique et politique direct pour les années à venir. La déstabilisation de cette contrée est donc dans l'intérêt d'Islamabad et de Pékin. En outre, les élections qui doivent avoir lieu en 2009 en Inde risquent d'être polluées par le problème du terrorisme. Cela devrait nuire au gouvernement actuel dont la politique est jugée comme trop modérée et profiter à l'extrême droite. Les efforts de paix qui sont déployés entre le Pakistan et l'Inde depuis 2004 risquent également d'être réduits à néant. Tout cela risque d'arranger les affaires de la mouvance Al-Qaida qui soutient toutes les actions insurrectionnelles et terroristes qui peuvent avoir lieu dans la région Afghanistan/Pakistan/Inde/Bangladesh/Chine. Pour les différents Etats, la seule méthode pour venir à bout de cette menace islamique radicale dans la région est de coopérer. Malheureusement, il semble que les islamistes parviennent actuellement à monter les gouvernements les uns contre les autres !
- [1] Un rabbin et son épouse font partie des victimes. Après avoir été torturés, ils ont été assassinés froidement par les preneurs d'otages.