Guerre secrète contre l’Iran
Alain RODIER
A mesure que la menace de sanctions, voire d’opérations militaires, contre l’Iran se précise, la guerre secrète s’intensifie entre Washington, Tel Aviv et Téhéran. Les principaux organismes engagés dans cette guerre de l’ombre sont, d’un côté, la CIA et la NSA américaines et le Mossad israélien ; de l’autre le ministère du Renseignement et de la sécurité (VEVAK) et les pasdaran iraniens. Chez ces derniers, le Directorat du renseignement et la force Al-Qods jouent un rôle prépondérant. Le premier assure le recueil de renseignements opérationnels, le second est un « service action ».
Si, en période normale, seules des méthodes que l’on peut qualifier de « passives » sont employées dans le but de recueillir des informations secrètes1, dans cette période de crise grave, tous les moyens offensifs sont mis en oeuvre : intoxication, désinformation, opérations homo (assassinat) et arma (sabotage de matériels). Nul ne peut aujourd’hui prédire quels seront les résultats de cette guerre de l’ombre. Se prolongera-t-elle pas des frappes aériennes américano-israéliennes ? Si c’est le cas, les renseignements recueillis auront-ils été assez précis pour que l’effort nucléaire iranien soit stoppé net ? Quelles seront alors les capacités de nuisance des services iraniens et des mouvements qu’ils contrôlent (Hezbollah libanais, Hamas, Djihad islamique, etc.) ? Une seule chose est sûre : si l’option militaire reste encore hypothétique, celle de la guerre secrète a déjà pris forme et restera d’actualité dans les années à venir, quelles que soient les décisions politiques prises à Washington, à Tel-Aviv et à Téhéran.
Ces actions de l’ombre sont conduites par des professionnels qui ont en horreur toute publicité. Elles échappent largement à la perception du public. Seuls des « hommes de l’art » sont aptes à décrypter les manoeuvres de désinformation, d’intoxication et d’influence des deux camps qui se déroulent pourtant sous nos yeux. Essayons de les récapituler.
Les opérations clandestines des Etats-Unis et d’Israël
Israël et les Etats-Unis font tout pour saboter le développement des programmes NRBC2 iraniens en menant des opérations clandestines dont certaines sont connues en partie par l’opinion publique car leurs résultats sur le terrain sont difficilement occultables.
Un des plus grands succès récents attribué à la CIA est la défection, début 2007, du général des pasdaran, Ali Reza Asghari. Manoeuvre psychologique ou réalité, des informations circulent au sein des milieux spécialisés prétendant qu’Asghari aurait été recruté par la CIA il y a quelques années. Il a été ainsi à même de livrer des informations vitales qui ont conduit au durcissement de la politique américaine vis-à-vis de l’Iran.
Dans le même cadre, la démission surprise du secrétaire du Conseil suprême de la Sécurité nationale et négociateur iranien du nucléaire, Ali Larinaji, est présentée comme un signe de méfiance du régime qui craint que ce responsable de haut niveau ait été approché, voire recruté par la CIA ou le Mossad.
Cependant, le cas de Larinaji est complexe. Sa démission pourrait ne pas être une désapprobation de son attitude, jugée comme trop « conciliante » par le pouvoir en place à Téhéran, mais la préparation du remplacement du président Ahmadinejad dont le rôle d’épouvantail serait arrivé à terme. Larinaji est considéré comme plus présentable – bien qu’il soit également un « dur » du régime – que l’actuel président. Il pourrait tenter de prendre sa place lors d’élections anticipées3, à l’initiative du Guide suprême de la Révolution, l’Ayatollah Ali Khamenei, l’homme qui détient tous les pouvoirs en Iran. Cette savante manœuvre psychologique serait destinée à influencer les Occidentaux, lesquels verraient d’un très bon œil ce changement « radical » qui en réalité n’en serait pas un. Elle permettrait à l’Iran de gagner le temps nécessaire pour se doter d’un armement nucléaire qui assurerait la survie du régime.
Depuis deux ans, les services spéciaux américains et israéliens auraient mené des opérations de sabotage industriel en utilisant comme agents des scientifiques iraniens ou originaires des ex-pays de l’Est. La plupart de ces personnes auraient été utilisés en tant qu’« agents inconscients », c'est-à-dire qu’ils n’étaient pas au courrant de la manipulation dont ils faisaient l’objet. Par leur biais, l’Iran a acquis des composants présentant des vices cachés difficiles à détecter. Des renseignements scientifiques habilement truffés d’erreurs ont été volontairement transmis par cette même voie. Malheureusement, cette manœuvre d’intoxication a parfois été retournée contre ces initiateurs. En effet, dans un cas au moins, un savant russe a détecté des erreurs dans un document scientifique qu’il avait recueilli – en réalité, il lui avait été fourni via des voies détournées par la CIA – et les a corrigées avant de le vendre à des officiers de renseignement iraniens.
Il n’en reste pas moins que ces erreurs ou défauts cachés ont provoqué d’importants retards dans le développement du programme nucléaire iranien, particulièrement dans la centrale de Busher. Lors de sa visite officielle en Iran en octobre 2007, le président russe, Vladimir Poutine a attribué les retards de son pays pour finaliser la construction de cette centrale à la vétusté des installations. En réalité, une partie d’entre-elles ne sont effectivement pas utilisables. Elles souffrent de dysfonctionnements ayant entraîné une série d’incidents, dont le plus grave fut une explosion causée par des transformateurs électriques défectueux. Cette explosion aurait retardé l’installation de cascades de centrifugeuses destinées à l’enrichissement de l’uranium.
En janvier 2007, Ardeshir Hassanpour, un physicien atomiste décède mystérieusement « empoisonné au gaz » selon la version officielle. Ce scientifique travaillait sur le site d’Isfahan où de l’hexafluorure d’uranium est fabriqué. Ce gaz est nécessaire pour enrichir de l’uranium sur un autre site, celui de Natanz. La version officielle a conclu à un empoisonnement par accident. Mais certains voient dans cette mort suspecte la main du Mossad. Il est vrai que cette agence israélienne est passée maître dans les opérations homo dirigées contre des scientifiques peu scrupuleux4.
Le 26 juillet 2007, une explosion survient sur une base militaire syrienne dans les environs d’Alep. Selon certaines sources, un test d’un missile Scud-C, équipé d’une tête militaire chargée de gaz moutarde, aurait tourné à la catastrophe. 15 Syriens auraient été tués dans l’« accident » ainsi qu’une dizaine de techniciens iraniens qui les assistaient dans la production d’armes chimiques. La rumeur laisse également entendre que le Mossad n’est pas étranger à cette catastrophe.
Le 6 septembre, des installations militaires situées dans une région désertique au bord de l’Euphrate sont bombardées par l’aviation israélienne. Les Israéliens auraient obtenu auparavant des photos terrestres très précises – beaucoup plus que les clichés satellitaires – des bâtiments en construction qui laisseraient à penser qu’il s’agissait d’installations nucléaires en cours de réalisation. Les autorités israéliennes maintiennent un black out complet sur cette affaire5. Ce qui est troublant, c’est que ni les Syriens ni les autres pays arabes n’ont exploité cette « agression sioniste » alors que l’occasion de développer une campagne médiatique anti-israélienne était offerte. Il semble que cette centrale bénéficiait d’une technologie nord-coréenne ayant vraisemblablement été acquise il y a quelques années. Des photos satellite montrent que le bâtiment visé a ensuite été complètement rasé par les Syriens. Toute inspection à posteriori de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) est donc désormais impossible.
Parallèlement à la lutte antiterroriste, en Irak et en Afghanistan, l’objectif des forces coalisées est de contrer les opérations offensives menées par les pasdaran. C’est pour cette raison que des « diplomates » iraniens ont été appréhendés en décembre 2006. La chasse aux armements et aux volontaires provenant d’Iran est ouverte et des opérations importantes ont été réalisées, principalement par le contingent britannique, dans le sud de l’Irak et en Afghanistan.
Par ailleurs, Téhéran accuse régulièrement – mais sans apporter de preuve tangible – les Américains, les Israéliens et les Britanniques de soutenir des mouvements d’opposants iraniens basés en Irak. Ce n’est là qu’un autre volet d’un programme de l’important programme d’opérations clandestines en cours.
Les actions secrètes des services iraniens
Pour leur part, les Iraniens ne restent pas inactifs. Les affrontements déclenchés en Turquie par des groupes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) réfugiés en Irak du Nord, auraient été « inspirés » par le VEVAK. En effet, une éventuelle intervention de l’armée turque au Kurdistan irakien ne profiterait directement qu’à Téhéran. La déstabilisation de cette zone relativement préservée jusqu’alors, pourrait compliquer davantage la tâche des Américains embourbés en Irak. Les Iraniens espèrent pouvoir profiter des désordres provoqués par une probable intervention turque pour éliminer discrètement le PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan), mouvement installé sur les flancs du mont Qandil. Il y a quelques années que ce groupuscule kurde anti-mollahs6 provoque la fureur de Téhéran.
Il est d’ailleurs révélateur de constater que le président syrien Bashar el-Assad, grand allié de Téhéran, soutient politiquement la décision du Parlement turc d’autoriser ses forces militaires à pénétrer en Irak du nord, alors que les Américains – et plus discrètement les Israéliens7 – y sont fermement opposés. Mais depuis des années les services iraniens ont infiltré certains éléments du PKK et sont donc en mesure de pousser ce mouvement à l’affrontement.
Il n’est pas exclu que les services iraniens aient mené des opérations homo à l’étranger. Ainsi, David Dahan, le chef de la mission militaire auprès de l’ambassade d’Israël à Paris – chargé d’acquérir des matériels de défense en Europe – disparaît dans la nuit du 20 au 21 janvier 2007. Un mois plus tard, son corps est retrouvé dans la Seine. Il se serait « suicidé » n’ayant pas supporté la demande de divorce déposée par son épouse restée en Israël. Puis Thomas Mooney, l’Attaché de Défense américain en poste à Nicosie disparaît à son tour le 28 juin de la même année. Son corps est retrouvé dans sa voiture portant une large entaille au cou. Là aussi, la version officielle parle de suicide !
Quel que soit le pays dont ils dépendent, les Attachés militaires sont choisis par leur hiérarchie pour leurs qualités professionnelles et leur solidité psychologique. A ce titre, leur suicide ne peut qu’étonner et les méthodes employées laissent planer de sérieux doutes. Par ailleurs, en dehors de la présence de preuves d’assassinat évidentes – comme l’emploi de bombes ou d’armes à feu – les acteurs de la guerre secrète ne reconnaissent jamais le meurtre d’un des leurs. Généralement, leur mort est vengée discrètement, et le message est clair pour les commanditaires de l’assassinat.
Les services iraniens développent leurs réseaux dans le monde, notamment en Amérique latine et dans les Caraïbes, afin d’y installer des bases arrières à partir desquelles des agents pourraient être infiltrés aux Etats-Unis afin d’y mener des actions terroristes d’envergure en cas d’attaque du territoire iranien. Téhéran utiliserait particulièrement le Hezbollah libanais pour créer ou renforcer ces infrastructures8.
Téhéran s’appuie sur le réseau d’amitiés qu’il a développé avec certains dirigeants sud-américains qui souhaitent « promouvoir la pensée révolutionnaire dans le monde », au premier rang des quels se trouve le président vénézuélien Hugo Chavez. L’Iran profite également de son implantation traditionnelle dans la zone des « trois frontières », située entre le Brésil, le Paraguay et l’Argentine. En outre, la Bolivie désormais dirigée par le président Evo Morales, l’Equateur présidé par Rafael Corea et le Nicaragua où l’ancien chef sandiniste Daniel Ortega est revenu au pouvoir, sont des pays qui manifestent une grande bienveillance à l’égard de Téhéran. Il faut dire que ces dirigeants sont animés d’un fort sentiment anti-américain. Pour la même raison, Cuba constitue un point d’appui naturel pour l’Iran.
En Europe, de nouvelles associations s’occupant de réfugiés iraniens voient actuellement le jour. De forts soupçons laissent penser que ces organismes sont en fait de nouvelles implantations des services secrets de Téhéran. Selon le Conseil national de la résistance iranienne, l’une d’entre-elles baptisée l’« Association pour la protection des émigrants d’Iran » basée dans le XVe arrondissement de Paris serait une émanation du VEVAK.
L’opposition en exil en Europe et aux Etats-Unis est l’objet de toutes les attentions des services iraniens depuis la création de la République islamique d’Iran. Si les assassinats ont été monnaie courante, des opérations d’infiltration et de déstabilisation ont également eu lieu. De plus, les agents du VEVAK ont développé de nombreuses manœuvres visant à décrédibiliser ces mouvements auprès des autorités locales.
Le VEVAK utilise également de pseudo-opposants – bien connus du monde médiatique – pour influencer les opinions publiques et surtout les intelligentsias supposées pouvoir influer sur les dirigeants politiques occidentaux. Ces célébrités jouent le rôle bien connu à l’époque de l’ex-URSS : celui d’agents d’influence.
Le monde des affaires est également visé, en particulier via l’augmentation rapide du prix du pétrole. Des informations orientées laissent entendre qu’en cas de déclenchement d’une guerre, le prix du baril pourrait, non seulement dépasser les 100 dollars9, voire atteindre les 200 dollars ce qui, à l’évidence provoquerait une crise économique mondiale majeure.
Enfin, il est désormais prouvé que les services iraniens soutiennent directement les taliban en Afghanistan et des groupes insurrectionnels chiites et sunnites en Irak. Ils leur fournissent armements, formation et parfois même, appui direct. L’objectif de Téhéran est clair : « fixer les Américains dans les bourbiers irakien et afghan ».
La campagne orchestrée contre des sociétés militaires privées (SMP) occidentales en Irak et en Afghanistan est également intéressante à suivre. Leurs « bavures » sont habilement exploitées et relayées par les medias. Or, ces SMP jouent un rôle sécuritaire de première importance dans ces deux pays. Il est donc de l’intérêt de Téhéran de les compromettre afin qu’elles soient mises hors jeu, ce qui serait une véritable catastrophe pour les forces coalisées et les pouvoirs qu’elles soutiennent. En effet, ces SMP assurent actuellement de nombreuses missions de protection vitales pour la survie des économies locales et les coalisés n’ont actuellement pas les moyens de remplacer les consultants privés par des forces régulières.
Enseignements
De nombreuses autres opérations clandestines des deux camps ont probablement lieu aujourd’hui mais ne sont pas encore connues. Dans l’hypothèse de frappes aériennes dirigées contre l’Iran, les services de sécurité occidentaux s’attendent à ce que les Iraniens se livrent à de nombreux attentats en Europe, aux Etats-Unis, dans les pays arabes voisins, en Tchétchénie10 et ailleurs. Il est probable que Téhéran en profiterait pour assassiner des (vrais) opposants réfugiés à l’étranger. Des soulèvements populaires ne sont pas exclus au Liban et dans les territoires occupés par Israël. Parallèlement, une intense activité de propagande destinée à influencer les gouvernants occidentaux aurait lieu. L’objectif consisterait pour Téhéran à diviser les Occidentaux et à les séparer des Russes et des Chinois, dont les intérêts politiques et économiques sont différents.
Enfin, afin d’assurer la survie de leur régime, les mollahs n’hésiteraient pas à sacrifier des milliers de personnes innocentes – dont des Iraniens – en allant jusqu’à frapper leur propre population pour en attribuer ensuite la responsabilité à des « bavures » commises par l’agresseur.
La guerre de l’ombre fait fantasmer beaucoup de monde. Elle a été popularisée par de nombreux romans et de films. Cependant, elle est loin d’être exaltante pour ceux qui la mènent. L’échec leur est interdit et le succès n’est pas officiellement reconnu. Il n’en reste pas moins que son importance est vitale pour la suite des évènements. Peut-être même pourra-t-elle permettre d’éviter le pire : la guerre ouverte.
- 1 Recrutement d’agents, écoutes radio électriques, photographies satellitaires, etc.
- 2 Nucléaire, Radiologique Bactériologique et Chimique.
- 3 Rappelons qu’il avait déjà été candidat à la présidence en 2005.
- 4 A titre d’exemple, le Canadien Gerald Bull avait été assassiné par arme à feu en Belgique, le 22 mars 1990, alors qu’il tentait de développer un « super canon » pour le compte de l’Irak .
- 5 Le Premier ministre Ehud Olmert a néanmoins présenté ses excuses à la Turquie. En effet, deux containers largables de kérosène qui équipent les chasseurs bombardiers israéliens ont été retrouvés le long de la frontière syrienne, mais du côté turc.
- 6 C’est une branche iranienne du PKK créée en 2004.
- 7 Non seulement les Israéliens n’ont pas intérêt politiquement à la déstabilisation de l’Irak du nord, mais cela nuirait directement à leurs opérations secrètes menées contre l’Iran depuis cette région où le Mossad est solidement implanté.
- 8 Le chef des opérations extérieures de ce mouvement est Imad Fayez Mugniyah. Cet individu est recherché par tous les services spéciaux occidentaux depuis plus longtemps que Ben Laden et sa tête est mise à prix 25 millions de dollars par le FBI. Mais son apparence physique n’est plus connue, les seules photos de lui étant très anciennes. De plus, il aurait subi des interventions de chirurgie faciale le rendant méconnaissable.
- 9 Ce qui est malheureusement probable avant le début 2008.
- 10 Afin d’influencer Moscou.