Guerre secrète contre Daesh et Al-Qaïda : une solution ?
Alain RODIER
Au moment où l'état de guerre est officiellement déclaré par les autorités françaises, il est légitime de se demander si les frappes aériennes dirigées contre les centres de commandement, d'entraînement et les infrastructures de Daesh ont un résultat tactique significatif. Pour leur part, depuis de longues années, les Américains se livrent à des opérations de neutralisation ciblées, en clair à des assassinats de terroristes dûment répertoriés par les services de renseignement (High Value Targets). Ils ne sont pas les seuls, les Israéliens et les Britanniques n'hésitant pas à recourir à cette méthode. D'ailleurs, une des dernières cibles choisies a fait l'objet d'une opération conjointe américano-britannique menée les 11 et 12 novembre 2015. Il s'agissait d'éliminer Mohamed Emzawi – alias Jihad John -, ce Britannique d'origine koweïtienne qui s'est tristement illustré en assassinant au couteau les journalistes James Foley, Steven Sotloff, Kenjo Goto, Haruna Yukawa, les humanitaires David Haines, Alan Henning et Peter Kassig, ainsi que de nombreux Syriens. Cette opération a amené par hélicoptère Chinook un commando de huit SAS à cinquante kilomètres de Raqqa, la capitale de l'Etat islamique (EI). Ils ont rejoint les faubourgs de la ville à bord de buggies. Là, ils ont mis en œuvre plusieurs mini-drones qui ont permis de localiser précisément leur cible dans un immeuble de six étages. Une opportunité de tir s'est présentée à 23 H 40 quand Jihad John a quitté l'immeuble pour embarquer dans une voiture. Trois drones armés – deux américains et un britannique (MQ-9 Reaper) – ont alors été engagés et ont effectué des frappes de destruction. Le commando est reparti comme il était venu et a été exfiltré sans subir de dommages. La mort de Jihad John n'est pas encore « homologuée » car aucun faire-part de décès n'a été publié. A noter que cette opération conjointe était suivie en direct depuis l'état-major des SAS à Hereford, en Grande-Bretagne, et du Combined Air and Space Operation Center (CAOC), installé à al-Ubeid, au Qatar.
Le 13 du même mois, Wissam Najm Abd Zayd al-Zubaydi – alias Abou Nabil al Anbari -, le responsable de Daesh en Libye a été à son tour transformé en « chaleur et lumière » par deux chasseurs bombardiers F-15 américains dans la région de Derna. Cet Irakien était passé par Al-Qaïda où il avait officié de 2004 à 2010 entre Falloudja et Ramadi, avant rejoindre l'Etat islamique d'Irak (EII). Il s'est particulièrement fait remarquer lors de l'assassinat de 21 coptes égyptiens, en février 2015. C'est lui qui en aurait été le commentateur. Il était présent sur le sol libyen depuis septembre 2014. Il est à noter que cette action américaine est la première menée contre Daesh en dehors de son berceau syro-irakien.
Les Américains visent aussi particulièrement la Somalie. Ainsi, Abdirahman Sandhere – alias Ukash -, un haut responsable des shebabs, a été tué le 2 décembre par une frappe aérienne. Cette organisation avait déjà subi des pertes notables avec la disparition tragique, le 1er septembre 2014, de Ahmed Godane, l'un des membres fondateurs du mouvement, ainsi que celle de Tahlil Abdishakur – le 29 décembre 2014 -et de Yusuf Dheeq – le 3 février -, tous deux chefs du Amniyat, le service de renseignement des shebabs. Ce service est particulièrement chargée des opérations terroristes à l'étranger, notamment au Kenya, mais aussi de traquer les traîtres et les espions. Il est d'ailleurs significatif de constater que les quelques volontaires américains qui ont rejoint les shebabs sont désormais considérés comme des suspects par l'Amniyat qui voit en eux des informateurs potentiels de la CIA. Certains ont été exécutés pour espionnage ou même pour avoir voulu rejoindre Daesh. L'émir des shebabs, Abou Ubaydah – alias Ahmad Omar ou Ahmed Diriye – reste fidèle à Al-Qaïda « canal historique ». Pour échapper à cette purge, certains volontaires d'origine américaine ont été contraints à se rendre aux autorités, à l'exemple d'Abdul Malik Jones, fin novembre 2015.
Une méthode qui ne présente pas que des avantages
Si ces exécutions extrajudiciaires posent un problème sur le plan juridique, leur défaut majeur réside dans le fait que les disparus sont aussitôt remplacés par de nouveaux venus qui sont parfois encore pires que leurs prédécesseurs. Dans ces opérations, si tout le processus pour repérer puis environner les cibles reste le même que par le passé – par exemple lors de la traque des terroristes des Jeux Olympiques de Munich de 1972[1] -, l'opération « homo » est généralement menée depuis les airs par des drones armés, des chasseurs bombardiers ou des hélicoptères et plus par des tueurs taciturnes et photogéniques. Par ailleurs, le plus grand soin est pris pour éviter toutes pertes collatérales qui sont extrêmement dommageables. En effet, elles poussent généralement les populations dans les bras des mouvements insurrectionnels, ce qui est le contraire du but recherché.
Les plus grandes difficultés sont rencontrées pour confirmer la neutralisation, même les « condoléances » généralement envoyées via le net pouvant être des leurres destinés à faire disparaître l'activiste pour qu'il réapparaisse un peu plus tard. Seules les actions menées au sol permettent d'identifier formellement les tués, comme ce fut le cas pour Amada Ag Hama – alias Abdelkrim le Touareg – et Ibrahim Ag Inawalen – alias Bana -, abattus lors d'une opération menée par les forces spéciales françaises dans le nord du Mali, en mai 2015[2]. A noter que nombre d'autres responsables terroristes ont trouvé une fin tragique dans cette région depuis le début de l'opération Serval. Toutefois, un important responsable échappe toujours aux Français, aux Tchadiens, aux Algériens et aux Américains. Il s'agit de Mokhtar Belmokhtar (MBM) qui a mérité un de ses nombreux surnoms : Mr. Fantôme.
Par contre, le grand avantage des opérations « homo » réside dans la discrétion qui les accompagne. C'est ce qui les fait apprécier de certains responsables politiques qui approuvent – ou non – la Kill List qui leur est soumise par les services spécialisés.
Autres méthodes de la guerre secrète
Une autre méthode semble être efficace : la rétribution de renseignements permettant la neutralisation des Bad Guys. Le cas le plus récent est la prime de 50 millions de dollars promise par Moscou à toute personne qui permettra l'identification des coupables de l'attentat contre l'Airbus russe de Charm-el-Cheikh. Les individus visés sont alors soumis à une pression extrême et n'ont plus confiance en leurs proches. En effet, c'est en employant cette méthode que les Américains ont obtenu la tête – parfois au sens propre comme au figuré – de cibles sud-américaines membres des FARC ou des cartels de la drogue. Cela dit, les Wanted trouvent aussi une satisfaction égotique à être officiellement recherchés. Plus la somme est importante, plus ils ont du prestige vis-à-vis de leurs homologues.
Une autre tactique avait donné de bons résultats durant la guerre d'Algérie : la « bleuïte ». Cette opération menée par le SDECE (le prédécesseur de la DGSE) consistait à faire parvenir par des canaux détournés des listes de prétendus collaborateurs algériens de l'armée française aux chefs de l'Armée de libération nationale (ALN), pour y provoquer des purges internes. Profitant de la paranoïa exacerbée qui existe toujours au sein des mouvements clandestins, cette technique s'est montrée particulièrement efficace. Elle a d'ailleurs été reprise par les Algériens eux-mêmes de 1994 à 1997, durant les années noires, pour infiltrer le GIA. Fait moins connu, les services sri lankais ont procédé de même au milieu des années 2000 pour venir à bout des Tigres de libération de l'Elam tamoul (LTTE). Ce mouvement sera finalement vaincu en 2009[3] après 26 ans de violences.
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L'avantage des opérations secrètes sur la guerre conventionnelle réside dans le fait que les populations des Etats qui y recourent ne sont pas directement impactées par ses conséquences. Elles ne peuvent donc exiger de leurs responsables politiques d'infléchir leur stratégie en fonction de l'émotion que suscite telle ou telle opération. C'est le choix qu'a fait le président Barack Obama depuis son arrivée aux affaires en 2009, en rupture avec la politique de la canonnière que menait son prédécesseur G.W. Bush, avec le succès que l'on sait. Certes, les résultats laissent à désirer mais on peut légitimement se demander où le monde en serait si les néoconservateurs avaient continué à diriger les Etats-Unis. La prochaine élection présidentielle américaine, qui pourrait voir leur retour, est d'ailleurs lourde de menaces et d'incertitudes.
- [1] Voir l'opération « Colère de Dieu » ou « Baïonnette », une succession d'actions du Mossad destinées à assassiner les acteurs suspectés d'avoir pris part à la prise d'otages des Jeux olympiques de Munich de 1972. Elle s'étala sur une période de plus de vingt ans durant laquelle les Israéliens liquidèrent une dizaine de Palestiniens et de ressortissants de pays arabes impliqués dans le massacre des athlètes israéliens.
- [2] Il n'est pas certain que ces individus étaient la cible d'opérations homo puisqu'ils ont été abattus lors de combats au sol. Il est possible qu'ils auraient été faits prisonniers s'ils s'étaient rendus. Deux autres activistes ont été tués en même temps qu'eux.
- [3] Cette méthode n'explique pas à elle seule la chute de ce mouvement insurrectionnel. Le succès des forces gouvernementales repose surtout sur la rupture des approvisionnements maritimes du LTTE et sur sa guerre acharnée et particulièrement sauvage, qui ne faisait pas grand cas des pertes collatérales au sein de la population tamoule.