France – Turquie : Qui est derrière les meurtres de 3 militantes kurdes ?
Alain RODIER
Le 9 janvier 2013, 3 militantes kurdes ont été assassinées par arme à feu dans l'un des bureaux du Centre d'information du Kurdistan, situé au premier étage d'un immeuble situé 147 rue Lafayette, à Paris, près de la Gare du Nord. Aucune indication ou plaque spéciale n'indiquait la présence de ce local. L'entrée était sécurisée par un digicode.
Les trois victimes sont :
– Sakine Cansiz alias « Sara », 55 ans, une des membres fondatrice du PKK, en 1978, emprisonnée de 1978 à 1991. Proche d'Abdullah Öcalan, le leader incarcéré du PKK, elle aurait toute la confiance de Murat Karayilan, le chef actuel du mouvement ; elle serait la représentante du PKK en Allemagne ;
– Fidan Dogan, 32 ans, représentante à Paris du Conseil national kurde (KCK), basé à Bruxelles, et permanente du Centre d'information du Kurdistan ;
– Leyla Söylemez, une jeune activiste de 22 ans vivant en Allemagne, qui était stagiaire au sein du Centre parisien depuis quelques semaines.
Les corps des victimes ont été découverts dans la nuit du 9 au 10, vers 01 h 00, car un de leurs amis s'est inquiété de ne pouvoir les joindre par téléphone. La porte a du être enfoncée car elle était verrouillée. Cansiz et Dogan portaient les traces d'impacts à la tête et Söylemez des blessures à l'abdomen et au front. Plusieurs douilles ont été retrouvées au sol. Le fait qu'aucune déflagration n'ait été entendue laisse à penser que l'arme utilisée était équipée d'un silencieux. Le ou les agresseurs sont entrés dans le local et sont repartis sans attirer l'attention. Il est vraisemblable qu'une des trois femmes leur ait ouvert la porte sans se méfier. L'ensemble du mode opératoire laisse penser à des professionnels ayant soigneusement préparé leur coup. Dans ce type d'action, c'est la phase d'exfiltration qui est toujours la plus délicate. Il convient que les exécuteurs rejoignent une zone sûre sans laisser de traces qui permettrait aux enquêteurs de les identifier.
Un contexte très compliqué
La situation est actuellement éminemment compliquée. Le Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a proposé de négocier avec les rebelles kurdes dans la mesure où ces derniers acceptaient de déposer les armes et de quitter le sol turc. Pour lui, cette véritable guerre civile qui dure depuis 1984 – et qui a fait quelques 45 000 victimes – n'a que trop duré. De plus, s'il parvient à conclure un accord, cela lui permettrait de se présenter à l'élection présidentielle turque prévue en 2014 comme l'« homme par qui la paix est arrivée ». A noter que la constitution devant alors être modifiée, le nouveau président sera doté de pouvoirs beaucoup plus importants. Il convient aussi de souligner la réelle avancée que constitue ce processus – qui n'est pas le premier -, les autres ayant échoué lamentablement. Pour la première fois, le gouvernement turc reconnaît le PKK comme un interlocuteur valable. Or, il est évident que faire cesser un conflit, il faut que les deux parties intéressées en discutent face à face ! C'est ce qui est en train de se passer.
Deux députés du parti pro-kurde Paix et Démocratie (BDP), Ahmet Türk et Selahattin Demirtas, ont d'ailleurs été autorisés à rendre visite à Abdullah Öcalan, le leader historique du mouvement, incarcéré sur l'île d'Ïmrali, près d'Istanbul depuis l'hiver 1999. A la demande du Premier ministre, ce dernier négocierait depuis quelques mois avec Hakan Fidan, le patron des services spéciaux turcs (Millî Istihbarar Teskilati/MIT : Organisation du renseignement national) afin de trouver une solution au conflit. Il est vrai qu'Abdullah Öcalan est encore d'une grande autorité morale auprès des Kurdes turcs en général et auprès de ceux qui appartiennent au PKK en particulier. Il est possible que ces négociations passent également par les représentations du PKK en Europe et donc par Sakine Cansiz.
Il est donc probable que les commanditaires de ces assassinats voulaient faire capoter ces démarches en tuant Sahine Cansiz, les deux autres personnes abattues étant des victimes collatérales. Elles se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment et ont été liquidées pour qu'il ne reste pas de témoin gênant qui aurait pu dévoiler l'identité des (ou du) agresseur(s).
Une solution bien difficile à atteindre
Les négociations engagées sont loin d'aboutir pour de nombreuses raisons.
– Les conditions exigées par Ankara sont difficilement acceptables, d'autant que des négociations ont déjà eu lieu dans le passé et les promesses du gouvernement d'Ankara n'ont pas été tenues. Des militants qui rejoignaient alors l'Irak du Nord comme prévu, étaient pris à partie par les forces armées qui sautaient sur l'occasion pour « faire un carton ».
– Le parti pro-kurde Paix et Démocratie (BDP) aimerait jouer un autre rôle que celui de simple « courrier » entre le PKK et les autorités turques.
– Le PKK n'est pas un mouvement homogène. Son chef, Murat Karayilan, ne parvient pas à fédérer toutes les factions dont certaines ne veulent pas entendre parler de négociations. Il y a en particulier le cas du sous-groupe les « Faucons de la liberté » qui est extrêmement vindicatif. A noter qu'un des responsables syrien du PKK a été démis récemment sans que les raisons soient avancées : il s'agit de Fahman Husain dit « l'exécuteur ». Ce qui est sûr, c'est qu'il était partisan d'attaquer sans relâche la Turquie.
– La Syrie et l'Iran ne voient pas d'un bon oeil un traité car ces deux pays soutiennent en sous-main des activistes kurdes anti-turcs pour faire pression sur Ankara. L'Iran a négocié une « paix armée » avec ses propres kurdes du PJAK à condition de laisser le champ libre aux activistes du PKK le long de sa frontière. Les pasdaran surveillent très étroitement cette affaire. La Syrie a laissé se développer une zone kurde au nord de son territoire, région qui est actuellement contrôlée par le Parti de l'union patriotique (PYD), proche du PKK, et le Conseil national kurde (KNC), proche de Massoud Barzani, le président du gouvernement autonome kurde en Irak. A sa demande, les deux formations sont réunies sous la houlette d'un Conseil suprême kurde (SKC).
Les hypothèses
A défaut d'informations complémentaires, il convient de rester extrêmement prudent. Toutefois, plusieurs pistes peuvent être explorées.
Il n'est pas impossible qu'il s'agisse d'une opération homo menée par des services spéciaux. Les services turcs ont largement la capacité technique de le faire, mais ce n'était pas leur intérêt de faire capoter des négociations dont ils sont la cheville ouvrière. De plus, même si la position de la victime principale au sein du PKK Europe est importante, elle ne constituait pas un objectif d'assez haut niveau pour le MIT, ce qui n'est pas le cas des dirigeants basés en Irak du Nord, en particulier dans la région du Mont Qandil.
Zübeiyir Aydar, le responsable du Conseil national kurde, la façade légale du PKK, a affirmé que cette action venait contrecarrer les négociations de paix qui ont lieu actuellement. Pour lui, elle serait le fait de l'« Etat profond », terme qui désigne des activistes ultraconservateurs présents au sein du monde politique, administratif et militaire turc. Cette accusation est logique venant d'un opposant aussi déterminé à l'Etat turc. Il semble toutefois que les membres de « Etat profond » se font actuellement très discrets par peur d'être arrêtés dans le cadre des procès Ergenkon. De nombreux responsables militaires, de l'administration, des journalistes, des avocats sont actuellement en prison où sous le coup d'enquêtes pour leur participation à des complots supposés contre l'AKP, le parti islamique actuellement au pouvoir en Turquie.
Parallèlement, il existe le mouvement ultranationaliste des « Loups gris », connu pour sa tentative d'assassinat du pape Jean-Paul II. Toutefois, son importance et sa capacité technique à monter une telle opération restent théoriquement insuffisantes.
Les moukhabarat Syriens ont les mêmes compétences mais, pour l'instant, il semble qu'ils soient totalement occupés à lutter à l'intérieur du territoire syrien contre l'insurrection et, à l'extérieur, contre l'opposition.
Le Vevak et la force Al-Qods des Iraniens sont actuellement lancés dans des opérations homo contre des intérêts israéliens qui réussissent plus ou moins bien. D'autre part, il est vraisemblablement qu'ils ont infiltré les mouvements kurdes à l'étranger depuis de longues années, question de les garder sous surveillance et, éventuellement de pouvoir les utiliser de l'intérieur. Ils ont aussi pu le faire, techniquement.
Il peut également s'agir d'une affaire interne au PKK. En effet, un règlement de compte intérieur, privé ou politique ne peut être écarté. Les activistes du PKK sont violents, bien entraînés et souvent armés, même quand ils sont dans des pays neutres. Une faction extrémiste peut très bien avoir agi. Enfin, il n'est pas impossible qu'il s'agisse d'un crime purement crapuleux, le PKK gérant d'importantes sommes d'argent provenant de l'impôt révolutionnaire (racket) et de différents trafics dont celui de drogue.
Les enquêtes à venir devraient lever un coin du voile. Mais il est possible que la vérité, même si elle est clairement établie, soit difficile à admettre par certains. En effet, les passions sont exacerbées et la grande majorité des 150 000 personnes de la communauté kurde vivant en France n'aime pas le régime turc, ni même la Turquie dans sa globalité. D'ailleurs, sans même attendre les premiers résultats de l'enquête, certains de ses membres n'ont pas hésité pas à pointer du doigt Ankara. D'un autre côté, la communauté turque, certes plus modeste en nombre, est très chatouilleuse en ce qui concerne ce qu'elle considère comme étant son honneur. En conclusion, si, à haut niveau, le dialogue est possible, il est beaucoup plus ardu à établir à la base.