France-Russie : une coopération antiterroriste en demi-teinte
Nathalie CETTINA
Le G8, sous présidence russe, qui se tiendra à la mi-juillet 2006, dans l'ancienne capitale des Tsars, se fendra très certainement d'une de ces déclarations de principe sur le terrorisme, auxquelles l'enceinte internationale s'adonne au fil des présidences. Un sommet, porte-drapeau d'une coopération internationale développée dans la partie immergée de l'iceberg sécuritaire, que ce soit en amont, au sein d'un groupe de travail permanent sur le terrorisme ou, plus encore, au cœur des relations bilatérales nouées entre Etats au fil des évènements, des prises de conscience et des intérêts.
Ainsi en est-il de la France et de la Russie, entre lesquelles la coopération antiterroriste amorcée il y a une quinzaine d'année, offre le tableau d'une évolution impulsée par les circonstances et freinée par les divergences.
L'intérêt russe pour l'antiterrorisme
Amorcé au sortir de la Guerre froide, l'intérêt soudain développé par la Russie pour la violence à caractère terroriste, ignorée durant l'ère soviétique, s'est initialement voulu un vecteur d'échanges avec les pays occidentaux. Les autorités russes ont su tirer profit de ce thème de discussion, érigé par la France depuis quelques années déjà au rang de politique publique, pour asseoir l'évolution de leur pays dans la voie de l'ouverture et de la démocratie.
L'impulsion est née face à la rébellion tchétchène qui, dressée contre l'Etat russe au milieu des années 90, battue militairement au fil des ans, affaiblie numériquement, a eu recours dans sa composante islamiste à l'arme terroriste. Propagée au cœur de la Russie en réponse à la politique de « normalisation » engagée par le président Poutine, l'action terroriste des réseaux djihadistes tchétchènes, menés par Chamil Bassaiev, s'est voulue aveugle, spectaculaire, sacrificielle, en quête d'un échos international, que ce soit à travers des prises d'otages d'une envergure inédite dans l'histoire du terrorisme (théâtre de Moscou en octobre 2002, école de Beslan en septembre 2004), la perpétration d'attentats à l'explosif au cœur de Moscou ou l'explosion en vol d'avions de ligne (août-septembre 2004).
Le souci des autorités russes de bénéficier d'un soutien de la communauté internationale et de légitimer la riposte engagée les a aussitôt conduit à intégrer ces vagues d'attentats dans l'internationalisation de la menace terroriste à caractère islamiste dénoncée depuis les attentats du 11 septembre 2001. En déclarant « L'ennemi est le terrorisme international qui se forme et se finance sur le territoire de la Russie ainsi qu'au-delà des frontières », le président Poutine entendait unifier le risque terroriste et bénéficier, dans sa gestion interne, des fruits d'une mobilisation internationale.
La mise en place de la coopération bilatérale
Aussi est-ce en toute logique que la liaison institutionnelle mise en place entre la France et la Russie se développe essentiellement au niveau stratégique, empruntant la voie des ministères des Affaires étrangères. Les réunions régulièrement organisées sur ce thème visent au développement d'axes géopolitiques communs.
D'un point de vue pragmatique, la coopération entre services de sécurité se veut plus ténue, dans la mesure où le terrorisme auquel les deux Etats sont confrontés n'a pas la même origine (Maghreb et Machrek pour la France, Tchétchènie pour la Russie). Des échanges ont lieu sur des dossiers ponctuels (enquête sur les filières tchétchènes en France, par exemple) qui dépendent étroitement du degré de confiance et de la crédibilité réciproque instaurés entre les services concernés.
Les circuits de la coopération empruntent la voie formelle des passerelles institutionnelles créées à cet effet, que sont l'officier de liaison de la DST en poste à Moscou, l'attaché de police de l'ambassade de France, ou encore les rencontres entre chefs de services dans le cadre de diverses réunions ou groupes de travail. Les services du ministère de l'Intérieur français ont pour interlocuteur unique le service de renseignement intérieur qu'est le FSB, seul service russe compétent en matière de lutte antiterroriste. Aucun réseau informel bilatéral, permettant des échanges directs, n'existe entre agents de services de renseignement, au profit d'un passage obligé des services français par leur interlocuteur local représentant du service ou des instances ministérielles. Sur le plan judiciaire, des rencontres et échanges formels ont lieu entre magistrats antiterroristes français et russes, lors de déplacements ponctuels.
Il ne suffit toutefois pas qu'une coopération soit institutionnellement rendue possible, au-delà se pose la question de l'efficience de ce type de pratique, laquelle est liée à d'autres facteurs, tenant à la perception que les deux Etats ont de la notion de terrorisme, de la réponse à apporter aux actions perpétrées et de la prévention à instaurer. De là dépend la qualité des échanges, leur contenu ainsi que l'aptitude à aller de l'avant.
Une coopération compliquée
La coopération entre la France et la Russie est freinée par trois types de divergences.
- Divergence conceptuelle d'abord et essentiellement, puisque les deux Etats épousent une conception diamétralement opposée de la forme que doit revêtir la lutte antiterroriste. Là où la France a fait sienne la criminalisation du phénomène terroriste, tout en se dotant d'un dispositif opérationnel et législatif spécifique, dans un cadre légaliste et avec une finalité judiciaire, la Russie a opté pour un scénario guerrier au sein duquel l'acte terroriste est vécu par les autorités comme une attaque ennemie, à laquelle il convient d'opposer une défense usant des méthodes de combat de nature à protéger le territoire contre une occupation. La spécificité de la guérilla tchétchène, bénéficiant d'une forte structuration géographique, permettant une mobilisation d'effectifs opérationnels terroristes bien plus large que ceux qui sévissent en Europe, a conduit le président Poutine a décrire une Russie « cible d'Al Qaida et du terrorisme international ».
- Le discours du président russe décrit avec récurrence la guerre « totale, cruelle, à grande échelle » à laquelle doit faire face son pays, qui nécessite l'engagement et la poursuite d'« une guerre totale contre le terrorisme », contre des « séparatistes agents du terrorisme international ». Cet état de guerre justifie la mise en place d'une système de sécurité spécifique, tant dans ses moyens, dans ses techniques, que dans le renforcement des pouvoirs présidentiels.
- Divergence organisationnelle ensuite. Le dispositif antiterroriste français est caractérisé par une diversité des services spécialisés et centralisés, en matière de renseignement et de police judiciaire, coordonnés par l'UCLAT. Son rôle, indispensable, est d'associer tous les services appelés à connaître de la question terroriste et de suivre l'évolution de la menace globale.
Les compétences antiterroristes russes sont, à l'opposé, exclusivement déléguées à un seul service de renseignement, le FSB, au sein duquel ont été créées des unités spéciales, dont les membres sont dotés selon le président Poutine, dans une logique de conflit armé, de « l'abnégation des soldats soviétiques de la Seconde Guerre mondiale ». Le budget du FSB a été triplé depuis l'élection du président russe.
Cette unicité de gestion, qui exclut toute dimension de police judiciaire, a été renforcée à la mi-février 2006 par la création d'une super-structure de lutte contre le terrorisme, le comité national pour la lutte contre le terrorisme (NAK), supervisé par le chef du FSB, sous la responsabilité duquel ont été instituées dans les régions des commissions antiterroristes, également pilotées par les membres du FSB. Sur un plan opérationnel, ce dispositif est relayé par l'intervention de l'armée.
La Russie n'est pas dotée d'une approche judiciaire de la lutte antiterroriste. Aussi dans un tel cadre militaire, le champ d'action des magistrats antiterroristes se trouve-t-il limité.
La dissymétrie du système organisationnel entre les deux Etats a une incidence sur l'aptitude des services à communiquer. Chacun travaille avec ses propres méthodes, avec ses propres structures. L'absence de culture commune dans les techniques d'enquête et la perception de la riposte ne peut que complexifier les échanges.
D'autant qu'il existe également une divergence législative. Si les autorités politiques françaises et russes ont admis que les caractéristiques spécifiques de l'acte terroriste se démarquent suffisamment des infractions de droit commun pour faire l'objet de règles particulières procédurales, opérationnelles, pénales et incriminatoires, l'étendue des pouvoirs dévolus aux agents du monde policier diffère. Dès 1986, le législateur français a adopté une législation antiterroriste, complétée au fur et à mesure des besoins éprouvés face à chaque nouvelle déstabilisation terroriste1, tout en étant soucieux de préserver strictement les libertés individuelles et de ne pas porter atteinte aux droits fondamentaux en matière de droit d'asile, d'autorisation de séjour ou de droits de l'homme
Les législations antiterroristes adoptées en Russie en novembre 2002, dénommée loi de « combat contre le terrorisme », et en février 2005 ont élargi le champ d'action de l'armée et des forces de sécurité. L'armée a dorénavant le droit d'abattre un avion de ligne en vol et de procéder à des frappes antiterroristes au-delà du territoire national sur ordre du chef de l'Etat. Les forces de maintien de l'ordre peuvent pénétrer librement chez les particuliers, se livrer à des écoutes téléphoniques, intercepter le courrier, limiter la liberté de mouvement des individus, sans contrôle. Les médias sont écartés des théâtres d'opération sensibles.
Divergence opérationnelle, enfin. Les techniques de gestion de crise russes retranscrivent l'approche guerrière de la riposte. Développées hors de tout cadre légal, elles demeurent ancrées dans la tradition russe de « celui qui gouverne n'a pas de comptes à rendre », légitimant le droit de tuer à vue et de mener un combat jusqu'au-boutiste contre l'ennemi. Ainsi en est-il de la gestion des prises d'otages. Au modèle français dont la priorité est donnée à la sécurité des otages et la négociation, les autorités russes opposent l'intervention immédiate des forces spéciales, avec l'objectif de régler la crise de façon expéditive. Le refus catégorique des autorités de négocier avec les séparatistes tchétchènes et le traitement non démocratique du problème sont affichés et défendus ouvertement, que ce soit après les assauts donnés lors de la prise d'otages de l'hôpital de Boudennousk en 1995 (150 morts), du théâtre de Moscou en 2002 (123 morts) ou de l'école de Beslan en 2004
(300 morts). Ce mode de gestion, inscrit dans le processus de guerre engagé, est exposé comme un traitement adapté en temps de conflit armé.
Bref, la coopération antiterroriste France-Russie rencontre ses limites dans ce qui sépare les deux Etats. L'enjeu de la France lors des réunions et rencontres bilatérale est de transformer la coopération en vecteur de transposition de son dispositif de lutte antiterroriste, d'apprentissage d'une conception judiciaire et démocratique de la riposte, tant au niveau de la gestion de la menace et des crises que de la répression des actions. Cette volonté d'exporter son savoir-faire et ses méthodes est battue en brèche par une Russie qui affiche, défend et est avide de faire partager sa « guerre contre le terrorisme ».
- 1Création d'une infraction terroriste, adaptation des règles procédurales en matière de garde-à-vue, de perquisitions, de visites domiciliaires, de saisie de pièces à conviction, accroissement de l'échelle des peines, renforcement des contrôles dans les lieux publics, vidéosurveillance.