Européaniser la force de frappe francaise ?
Alain RODIER
Le débat sur la défense de l’espace européen atteint en ce moment ses sommets. Cela est bien sûr la conséquence de l’invasion de l’Ukraine par la Russie mais également des déclarations alarmistes de certains responsables politiques européens.
Il est vrai que le risque d’une intervention directe de la Russie en Europe n’est pas à exclure, mais plus dans le cadre de ce qui se passait lors de la splendeur du Pacte de Varsovie. Moscou n’a plus d’idéologie (le marxisme-léninisme) à exporter pour créer le monde des « petits matins qui chantent », seulement à défendre ses propres intérêts.
L’annexion – illégale au regard du droit international, il faut le rappeler – de la Crimée n’est pas due à ses plages très appréciées des touristes moscovites mais à Sébastopol, l’importante base navale qui donnait à Moscou une possibilité d’accès aux « mers chaudes », vieux fantasme russe – comme celui de l’« encerclement ».
Deux régions posent actuellement problème à Moscou : Kaliningrad qui est enclavée dans entre le Pologne et la Lituanie et la Transnistrie, dont la majorité de la population est russophone, qui jouxte la Moldavie – et qui lui appartient, toujours selon le Droit international.
Les États baltes et la Pologne crient en permanence au loup car leur Histoire leur fait craindre le pire. On ne peut que les comprendre. Les positions suédoise et finlandaise sont moins évidentes.
Dans cette ambiance délétère, des voix s’élèvent pour demander à ce que la force de frappe française bénéficie, d’une manière ou d’une autre, aux pays amis européens, affirmant que cela participerait à la dissuasion déjà représentée par la couverture américaine dans le cadre de l’OTAN. Cela amène à quelques retours aux « fondamentaux. »
Certes, les États-Unis sont en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour la protéger contre une agression lancée par Moscou. Mais qui peut imaginer un seul instant qu’un locataire de la Maison Blanche déciderait de déclencher un feu nucléaire en Europe – même limité – au risque de subir en retour des frappes sur le territoire américain ? Même du temps de la Guerre froide, aucun responsable politique européen sérieux n’y croyait vraiment.
Sauf en cas de déclenchement de l’apocalypse, jamais Washington n’aurait autorisé les avions européens de l’OTAN à larguer des bombes atomiques (le code de déclenchement – comme pour les armes britanniques – est au Pentagone.) Il est probable que ce sera toujours le cas à l’avenir. Les bombes américaines B-61 sont faites pour ne pas être employées.
C’est d’ailleurs ce qui a poussé la France à se doter de l’arme atomique, bien avant l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en 1958, même si c’est ce dernier qui a donné l’impulsion décisive. Cela compliquait les calculs des stratèges de l’Armée rouge. Ils n’avaient plus à faire à un seul centre de décision (Washington, car Londres était aux ordres) mais à deux, avec Paris.
Aujourd’hui et comme hier, la force de dissuasion hexagonale est là pour défendre les intérêts des citoyens français. Pour rappel, ces derniers sont un peu les otages de ce chantage (on ne leur dit pas tout) : « nous sommes prêts à disparaître mais le coût sera trop élevé pour un agresseur éventuel (Moscou). »
Cette stratégie était d’ailleurs fortement contestée en France où le slogan « plutôt rouge que mort » avait un certain écho dans la classe intellectuelle que l’on découvre de plus en plus infiltrée par le KGB. Il est d’ailleurs étrange que durant des décennies aucun espion de haut vol n’a été détecté par les services de contre-espionnage français, alors qu’aujourd’hui, des journalistes d’investigation parviennent à le faire…
La question des « intérêts fondamentaux » de la France est toujours restée volontairement floue de manière à ce que l’adversaire potentiel n’ait pas de « ligne rouge » jusqu’où il puisse aller. Pour l’anecdote, Paris pensait déjà dans les années 1960 à la menace chinoise…
Enfin, il ne faut pas être dupe. Même si un système de dissuasion était mis en place, il serait comme celui de l’OTAN : à « double clef. » C’est-à-dire qu’aucune frappe ne serait autorisée sans l’aval de l’Élysée, histoire que Vilnius – ou une autre capitale se sentant menacée – ne nous entraine vers l’irréparable.
Aspect moins important mais à creuser : quelles armes pourraient être dédiées à la défense européenne et quels vecteurs les emporteraient ? Il conviendrait de revoir totalement le dispositif français qui est déjà accusé de coûter très cher…
Les responsables politiques évitent de mettre en avant cette question fondamentale où la vie et la mort de l’ensemble des Français est sur la table. Certains imaginent que la défense des intérêts fondamentaux de la Patrie démarre aux frontières de la Russie. En résumé, les Français sont-ils prêts à se sacrifier pour les Européens ?