États-Unis/ Russie : la plus grande affaire d’espionnage du XXIe siècle ou une fake news ?
Alain RODIER
Oleg Borisovich Smolenkov, un ancien diplomate russe né en 1969, qui avait été en poste comme deuxième secrétaire à l’ambassade de Russie à Washington et qui était employé au bureau exécutif présidentiel du Kremlin, a mystérieusement disparu avec sa (seconde) femme Antonina et ses trois enfants (dont l’aîné, Ivan, est le fils de la première épouse, Regina) en juin 2017 alors qu’ils étaient en vacances au Monténégro. Les autorités locales ont d’abord pensé à un acte criminel et Moscou a lancé un mandat de recherche via Interpol pour « personnes disparues ».
Curieusement, sa trace a été retrouvée début septembre par la presse américaine en Virginie du Nord où il aurait acquis pour 925 000 dollars une très luxueuse villa, protégée discrètement 24 heures sur 24. Mais la famille russe a quitté précipitamment son nouveau domicile, le lundi 9 septembre, suite à la publication des premiers articles de presse révélant qu’il aurait été un espion de la CIA.
Un profil de choix pour la CIA
En 2006, alors qu’il officiait comme deuxième secrétaire à Washington, Smolenkov s’était fait remarquer par des infractions routières, ce qui, aux États-Unis est un classique. Certaines rumeurs laissent entendre qu’il se plaignait de ses faibles émoluments. Inutile de préciser que les diplomates étrangers en général – et russes en particulier- font l’objet d’une surveillance de la part du FBI, ce qui est tout à fait normal. Il n’est pas exclu que les agents spéciaux du Bureau aient passé l’information à leurs collègues de la CIA car son profil ne relevait pas du contre-espionnage[1]. L’ambassadeur de Russie à Washington était alors Youri Oushakov (1999-2008). Celui-ci devenu en2012 conseiller du président Poutine pour les affaires internationales. Il est donc évident que les deux diplomates se connaissaient, même si leur niveau hiérarchique très différent mettait une certaine « distance » entre eux. À noter que Smolenkov aurait tout de même ensuite travaillé comme conseiller d’Oushakov au Kremlin durant cinq ans. Il est évident que ce n’est pas un poste sans importance.
La presse américaine prétend aujourd’hui que Smolenkov aurait été recruté comme agent de renseignement par la CIA depuis plusieurs décennies – si le recrutement a eu lieu à Washington comme cela est vraisemblable, c’est donc quelque peu exagéré. Les médias d’outre-Atlantique affirme également qu’il aurait révélé à ses officiers traitants (OT) la décision de Vladimir Poutine de s’immiscer dans l’élection présidentielle américaine de 2016 pour favoriser la victoire de Donald Trump qu’il estimait plus pro-Russe que sa concurrente Hillary Clinton. Smolenkov aurait même réussi à prendre des photos de documents jusque dans le bureau du président Poutine.
Pour des raisons de sécurité, la CIA aurait souhaité exfiltrer sa « taupe » (considérée fort justement comme de « haut niveau[2] »)dès 2016, mais Smolenkov aurait alors refusé pour des raisons personnelles. Craignant toutefois que son identité ne soit révélée par une déclaration intempestive du président Trump, la CIA aurait déclenché l’opération d’exfiltration mi-2017. En effet, selon certaines sources américaines, en mai 2017, lors la visite à la Maison-Blanche du ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, accompagné de l’ambassadeur en poste à Washington, Sergueï Kisliak, Trump aurait révélé à ses interlocuteurs des secrets d’État qui aurait fait interrompre une opération secrète israélienne.
Les réactions officielles
Moscou reconnaît que Smolenkov a bien été employé par l’administration du Kremlin, mais affirme qu’en aucun cas il ne travaillait directement avec le président Poutine, lequel ne l’aurait même jamais rencontré personnellement, ce qui est plausible. Les Russes ajoutent que Smolenkov ne travaillait plus pour le Kremlin depuis 2016, ce qui correspond approximativement à ses cinq ans d’emploi comme conseiller auprès d’Oushakov.
Les autorités américaines et russes tiennent, pour une fois, le même discours à propos de cette affaire digne d’un roman de John le Carré : c’est une fake news !Il faut savoir que dans ce genre d’affaire, on n’assiste qu’àdes déclarations officielles de circonstance, Washington ne pouvant se permettre de crier sur les toits mener des opérations d’espionnage agressives et Moscou d’avouer que l’objectif sensible constitué par le Kremlin a été infiltré par une puissance étrangère.
Si des opérations d’exfiltration d’agents de renseignement ont bien eu lieu dans le passé – en particulier au moment de la splendeur de l’URSS -, les taupes recueillies par la CIA étaient d’abord débriefées pendant de longs mois, puis dotées d’une nouvelle identité et installées dans des résidences sécurisées discrètes. L’achat officiel – et sous son identité réelle – d’une splendide demeure par Smolenkov pose question et conduit à formuler plusieurs hypothèses :
– il n’est pas impossible que Washington ait voulu faire savoir que l’agent russe était bien aux États-Unis – une sorte de « pied de nez » fait au président Poutine – et qu’il ne faudrait pas qu’un assassinat au « Polonium » ou « Novitchok » survienne…
– cette révélation peut avoir pour but de montrer aux agents potentiels qu’ils peuvent obtenir des conditions avantageuses aux États-Unis, ce qui peut provoquer des « offres de service » de nouvelles recrues ;
– la révélation publique de cette affaire pourrait éventuellement avoir pour but de détourner l’attention du contre-espionnage russe, car il est envisageable qu’elle cherche à dissimuler la présence d’une autre source de haut niveau qui continue à être active.
– il s’agit peut-être d’une pure erreur des services américains qui auraient perdu une partie de leurs savoir-faire ;
– Enfin, l’hypothèse la moins vraisemblable est celle d’une homonymie…
Il n’en reste pas moins qu’il semble établi que Smolenkov a obtenu une colossale somme d’argent lui permettant de se payer sa somptueuse demeure – dont il ne peut plus profiter – et qu’un droit de séjour aux Etats-Unislui a été accordé ainsi qu’à sa famille[3]. Ces mesures ont certainement constitué la contrepartie d’opérations de renseignement qu’il est difficile de quantifier.
À n’en pas douter, la Guerre froide bat son plein et les États-Unis possèdent une arme très efficace pour recruter des sources : l’argent. Encore faut-il qu’il soit employé à bon escient…
[1]S’il avait été membre d’un des services russes (SVR, FSB ou GRU), le FBI aurait gardé cet agent pour lui. Il s’agissait d’un « politique » qui relevait donc du renseignement extérieur : la CIA.
[2]Un diplomate russe travaillant d’abord en ambassade puis ensuite au Kremlin représente vraiment un « gros poisson » pour la CIA qui peut s’enorgueillir d’un telrecrutement.
[3]A noter que le père de l’aîné des enfants (Ivan) et premier époux de Regina accuse Smolenkov d’« enlèvement ».