Etats-Unis : pourquoi tant d’agressivité ?
Alain RODIER
L’administration actuellement en place à Washington a inscrit la Russie au premier rang des menaces contre les intérêts américains, bien avant Daech. Elle s’est ingéniée depuis de années à marginaliser le président Vladimir Poutine. Et la majorité des gouvernants européens suivent, voire précèdent, cette politique qui, au mieux, ne peut pas être qualifiée de vraiment amicale.
Mais en fait, c’est vis-à-vis du monde extérieur dans son ensemble que Washington mène une politique globalement agressive et ce depuis la désagrégation de l’URSS et du Pacte de Varsovie.
Pour bien comprendre les raisons de cette attitude, il faut examiner les objectifs des différentes administrations qui se sont succédées à Washington depuis vingt-cinq ans, qui sont :
promouvoir l’extension d’une économie globalisée basée sur des principes néo-libéraux d’une société « sans frontières » mais contrôlée depuis Washington.
soutenir les dirigeants de pays qui sont favorables à l’idéologie et à la suprématie des Etats-Unis, mais ne pas hésiter à faire pression sur eux s’ils font mine de dévier de la ligne fixée,
isoler et si possible renverser tout dirigeant qui tente de résister à la volonté de Washington,
assurer la mainmise des Etats-Unis sur les principales organisations internationales.
Soft Power et éliminations « ciblées »
Le Soft Power a été très employé dans les années 1990. A titre d’exemple, George Soros et son ONG Open Society Institute ne cessent de prétendre que les « vrais ennemis » de l’Occident sont la Russie et ses alliés. Tous ceux qui osent s’opposer au projet de société « sans frontières » sont qualifiés au mieux de « populistes », au pire de « fascistes ».
Les attentats du 11 septembre 2001 ont permis aux Etats-Unis d’adopter une politique beaucoup plus musclée pour atteindre leurs objectifs en mettant en avant le prétexte de la « guerre contre le terrorisme ». La meilleure illustration reste l’invasion de l’Irak en 2003 et la fin programmée de son dictateur, Saddam Hussein, car c’est bien l’homme que cherchaient à abattre les Etats-Unis. Et pourtant, aucun terroriste du 9/11 n’avait un quelconque lien avec l’Irak[1]. Par contre, 15 des 19 membres du commando étaient Saoudiens. Washington s’est bien gardé de citer Riyad et encore moins de demander le moindre compte à la famille royale. Il aurait été malséant de s’inquiéter de sa participation à la propagation du wahhabisme. Encore aujourd’hui, il est difficile de dénoncer cette dérive extrémiste de l’islam qui est à la base de l’idéologie mortifère des djihadistes et de leurs adeptes. S’attaquer aux vraies racines du mal que constitue le fondamentalisme musulman djihadiste est assimilé à de l’islamophobie, concept développé pour interdire toute lecture critique de la religion musulmane qui est à la base du djihad guerrier.
Le président Barack Obama n’a pas renouvelé l’expérience irakienne qui s’est révélée catastrophique, mais il a remis l’accent sur le Soft Power et, sur le plan opérationnel, il a privilégié l’élimination ciblée (les fameuses opérations homo) des ennemis de l’Amérique en menant une guerre secrète vigoureuse, sans s’émouvoir du fait que les neutralisations des High Value Targets (HVT) provoquaient d’importantes pertes collatérales. Sur le plan historique, les opérations homo menées à courte distance provoquaient moins de bavures[2]. C’est comme cela que le Mossad procède généralement.
En ce qui concerne la Libye où la neutralisation de Kadhafi avait été décidée[3], Washington est parvenu à créer une immense pagaille en ne mettant pas, du moins au départ, le moindre GI sur le terrain. Obama a poussé des pays amis – en l’occurrence la France et la Grande-Bretagne – en première ligne. Bien sûr, cet indéniable succès militaire n’aurait pas été obtenu sans la logistique et le renseignement américains. L’intérêt de Washington était surtout de ne pas apparaître trop directement comme cela avait été le cas en Irak[4]. Seule anicroche à cette opération d’influence bien menée : la mort de l’ambassadeur John Christopher Stevens, le 11 septembre 2012 au consulat général de Benghazi, où il venait inspecter l’importante station (poste) de la CIA.
Le ciblage de la Russie
Durant l’ère Boris Eltsine, la Russie ne dérangeait pas Washington qui pouvait continuer son projet d’unification de l’Europe dans le cadre de la Pax Americana. La Russie était bien trop faible pour réagir, résultat logique de la victoire du camp occidental sur l’ours soviétique à l’issue de la Guerre froide.
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999 a commencé à inquiéter Washington. Ce dernier a aussitôt prôné un retour à l’identité slavo-chrétienne, à la fierté nationale, au multipolarisme et à la realpolitik, l’exact inverse du moralisme occidental qui emprunte beaucoup au protestantisme. Cela est devenu évident lors de la guerre de 2008 entre la Georgie et l’Ossétie. A l’époque, les Etats-Unis poussaient la Géorgie et l’Ukraine à rejoindre l’OTAN dans le but de recréer une sorte de « rideau de fer » autour de la Russie, afin d’empêcher toute renaissance de sa puissance. Mais Poutine n’a pas accepté de rester dans le rôle passif et marginal dans lequel Washington avait décidé de cantonner la Russie. Aussi, il a été immédiatement qualifié d’autocrate obstiné faisant de l’obstruction aux desseins américains.
2008 est donc l’année du début de la nouvelle Guerre froide, dont les crises ukrainienne et syrienne, comme les provocations militaires de part et d’autre, ne sont que la suite logique. Le coup d’Etat de 2014 à Kiev, l’annexion de la Crimée et les interventions russes dans le Donbass et en Syrie en sont les conséquences les plus visibles. Tout cela a donné à Washington le prétexte recherché par Washington pour ériger Poutine en nouvel épouvantail totalitaire menaçant l’Occident. La propagande est simple : d’un côté les « gentils » (l’OTAN), de l’autre les « méchants » avec chapka et étoile rouge. Ce qui est terrible est que cette image simpliste est ancrée chez les Américains et, pire encore, c’est que les dirigeants européens y ont adhéré sans aucun esprit critique et parfois même, en faisant preuve d’un zèle exagéré. La Russie est décrite comme la menace militaire majeure pour l’Occident mais personne ne semble relever que le budget de la défense américain pour l’année 2017 s’élève à 619 milliards de dollars et celui de la Russie à « seulement » 44 milliards de dollars ! Il est vrai que Washington entend être en mesure d’intervenir partout sur le globe, ce qui est loin d’être le cas pour Moscou. Les pontes du Pentagone craignent que la nouvelle administration ne se livre à d’importantes coupes dans leur budget ; c’est pourquoi accroître la menace russe leur permet de défendre leur budget pharaonique.
En Syrie, la Russie est accusée ne pas cibler Daech et de concentrer ses frappes sur Al-Qaida « canal historique », comme si cette organisation était devenue présentable. La Russie a été la première à s’attaquer aux ressources pétrolières de Daech ce qu’avait évité soigneusement de faire Washington au prétexte que les personnels (dont les chauffeurs des camions citernes) étaient des civils, souvent turcs. Les bilans des tués civils par les forces gouvernementales syriennes et ses alliés sont volontairement exagérés, alors que les pertes collatérales dues aux frappes de la coalition sont systématiquement passées sous silence.
La communauté internationale condamne l’attitude des forces gouvernementales syriennes[5] mais, en réalité, c’est surtout la Russie et son président qui sont visés. Cette démarche fait aussi partie des activités d’influence de manière à jeter l’opprobre populaire sur Vladimir Poutine. Parallèlement, le conflit – et toutes les horreurs qui l’accompagnent – qui se déroule au Yémen sous la conduite de l’Arabie saoudite – et avec l’appui discret des Américains et des Britanniques – est oublié.
Enfin, l’objectif secret des sanctions économiques – déclenchées et reconduites sous prétexte du non-respect de la « morale » occidentale- contre la Russie est de provoquer un important mouvement de protestation intérieur dans le pays qui empêcherait la poursuite des efforts militaires. L’arrivée de cercueils de militaires russes comme au temps de la guerre en Afghanistan est souhaité en secret par Washington car cela pourrait avoir un résultat psychologique désastreux auprès des populations. Mais c’est bien méconnaître l’âme slave !
L’arrivée de Donald Trump brouille les cartes
Aux Etats-Unis, cette politique de domination planétaire est approuvée par une large majorité de politiciens, qu’ils soient républicains ou démocrates, et dépasse le cercle des neocons (néoconservateurs). Par contre, c’est moins vrai pour la population qui serait de plus en plus sensible à un repli nationaliste. C’est ce qu’a bien senti Donald Trump qui a déclaré lors de sa campagne électorale : « Nous allons cesser de faire la course pour renverser des régimes étrangers dont nous ne connaissons rien, et avec lesquels nous n’avons rien à faire. […] Au lieu de cela, notre attention doit être sur le combat contre le terrorisme et la destruction de l’EI, et nous le ferons. »
Les différents lobbies, particulièrement le militaro-industriel, ainsi que les services de renseignement américains sont tétanisés par les options que pourrait prendre le nouveau président après son entrée en fonction le 20 janvier. L’air de rien, ils remettent en question son élection démocratique en précisant que les actions clandestines de Moscou y sont pour beaucoup. Ce n’est pas tant que le président Obama veuille s’accrocher au pouvoir – la Constitution américaine le lui interdit – mais c’est plutôt que le pouvoir parallèle que certains qualifient d’« Etat profond » a peur de sa perte programmée d’influence sur la Maison-Blanche. Par ailleurs, les services de renseignement comptent montrer au nouveau président la « réalité » de la situation internationale afin qu’il revienne à des considérations plus raisonnables.
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En fonction de ce qui va suivre, l’Europe va se trouver obligée de faire des choix en matière de politique étrangère, notamment vis-à-vis de Moscou. Même si elle n’a pas retrouvé sa puissance d’antan[6], La Russie reste extrêmement importante pour trois raisons :
elle occupe une place historique et privilégiée dans l’espace européen, sans parler de ses ressources en hydrocarbures ;
elle est dotée de capacités militaires considérables ;
elle a une grande expérience et une capacité d’influence dans toute l’Asie centrale qui peut représenter dans l’avenir un débouché intéressant pour la technologie européenne.
Espérons que le futur président français qui parviendra au pouvoir en 2017 fera preuve d’un peu plus de clairvoyance que ses prédécesseurs.
[1] L’Afghanistan des taliban avait accueilli Oussama Ben Laden qui a personnellement supervisé l’opération terroriste. Ensuite, Kaboul a refusé de le livrer à la justice américaine.
[2] Généralement au pistolet à silencieux ou avec de petites charges explosives déposées aux endroits idoines – téléphones, appuie tête de fauteuil de voiture, etc.
[3] Les Américains entretenaient un lourd passif avec ce dictateur qu’ils avaient déjà tenté de transformer en « chaleur et lumière » lors de l’opération El Dorado Canyon menée contre la Jamahiriya arabe libyenne du colonel Kadhafi le 15 avril 1986 en représailles de l’attentat à la bombe la même année d’une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des militaires américains.
[4] En Irak, les Américains n’étaient pas seuls puisque les Britanniques ont fourni un important corps expéditionnaire; mais l’Histoire collective ne se souvient que des GI.
[5] Les guerres sont toutes cruelles. Les guerres civiles encore plus car elles n’obéissent à aucune loi.
[6] Ce que les Américains mesurent discrètement, c’est qu’en fin de compte, la Chine est beaucoup plus puissante que la Russie sur les plans financier, économique, politique et militaire. La suite risque donc d’être conditionnées par les relations Etats-Unis/Chine.