Etats-Unis : espionnage irano-libanais
Alain RODIER
Selon Washington, l’espionnage iranien est extrêmement actif sur l’ensemble de la planète mais aussi sur le continent américain. Le ministère du Renseignement et de la sécurité (VEVAK1) et la force Al-Qods des pasdarans sont la colonne vertébrale du renseignement (et de l’action) du dispositif iranien. Afin de ne pas apparaître trop directement, ils utilisent fréquemment des intermédiaires dont le plus connu est le Hezbollah libanais qui a été dès 1982 une « créature » de Téhéran. Au sein de ce mouvement, il existe une pléthore de sous-groupes aux appellations diverses qui permettent de brouiller les pistes. Toutefois, une entité s’est particulièrement distinguée dans le passé : l’Organisation du jihad islamique (OJI). Si l’OJI a souvent été utilisée au Liban dans les années 1980, elle serait aujourd’hui essentiellement chargée des opérations clandestines menées à l’étranger au profit de Téhéran. Le principal atout de cette organisation est l’importante diaspora libanaise établie sur tous les continents, plus particulièrement en Afrique et aux Amériques.
Le 9 juin, le département de la Justice américain a dévoilé le nom de deux suspects américano-libanais qui dépendaient de l’OJI. Ils ont été arrêtés pour « soutien à une organisation terroriste » et pour « participation à une formation militaire dispensée par une organisation terroriste ». Les deux prévenus, qui risquent des dizaines d’années de prison s’ils sont reconnus coupables des faits qui leur sont reprochés, sont présentés comme des agents clandestins.
L’Organisation du jihad islamique (OJI)
L’OJI, aussi appelée l’« Organisation des opérations extérieures » ou « Unité 910 » est apparue au début des années 1980 au Liban, en même temps que le Hezbollah. Les rapports américains déclassifiés laissent entendre qu’il s’agissait en fait de plusieurs groupes indépendants qui étaient réunis sous le même sigle pour agir pour le compte de Téhéran alors opposé à l’action des Occidentaux – particulièrement des Américains alias « le grand Satan » – au Liban et qui avait quelques comptes à régler avec la France dans le cadre du contentieux Eurodif2.
L’OJI a revendiqué de nombreuses opérations : l’attaque contre l’ambassade américaine à Beyrouth le 18 avril 1983 (63 tués dont 17 Américains); les actions suicide du 23 octobre 1983 visant la Force multinationale de paix au Liban (58 militaires Français et 241 US Marines tués); les attentats contre l’ambassade américaine au Koweït (7 morts) et le QG de l’armée française au Liban (15 morts dont un Français), toujours en 1983 ; l’enlèvement en mars 1984 de William Francis Buckley, le chef de poste de la CIA à Beyrouth (il sera torturé pendant une quinzaine mois avant de décéder3) ; le détournement du vol TWA 847 en juin 1985 ; la prise en otages la même année de Jean-Paul Kauffman, de Michel Seurat (qui décèdera en détention) et de l’Américain Terry Anderson ; les attentats du 17 mars 1992 contre l’ambassade d’Israël à Buenos Aires (29 morts) ; et les attentats du 18 juillet 1994 contre l’Associacion Mutual Israelita Argentina(AMIA4).
Le chef historique de l’IJO, Imad Moughniyeh – alias Hajj – a été neutralisé lors d’une opération homo à Damas le 12 février 2008, vraisemblablement orchestrée par le Mossad. Dans les années suivantes, selon Washington, Téhéran et le Hezbollah seraient responsables de huit tentatives d’attentats en 2012 ayant eu lieu à Bangkok, New Delhi, Tbilissi, Bakou, Mombasa, Chypre et Burgas contre des diplomates et des intérêts israéliens.
L’arrestation des agents de l’OJI aux Etats-Unis
Les deux agents présumés de l’OJI interpellés début juin aux Etats-Unis n’ont pas été repérés après de longues enquêtes menées par le FBI. Ils sont simplement venus se mettre à table après avoir été « radiés » par leur employeur, espérant obtenir la clémence des autorités américaines. Le problème réside dans le fait que les intéressés ont tous les deux obtenu la nationalité américaine et que Washington accepte mal le parjure. En effet, pour être naturalisés, les candidats doivent jurer qu’ils n’ont jamais été en contact avec un mouvement terroriste.
Ali Kourani
Alias « Jacob Lewis » et « Daniel » – est né au Liban en 1984 dans une famille très liée au Hezbollah. Il émigre aux Etats-Unis en 2003 et résidait à New York, dans le Bronx, mais il retournait au moins une fois par an au Liban. Il a poursuivi de brillantes études, obtenant un MBA en 2013. Son avocat est venu présenter son cas aux autorités américaines en 2016. En effet, ayant appris en septembre 2015 qu’il avait été « radié » des listes des agents clandestins de l’OJI, Kourani souhaitait négocier ses aveux contre des avantages financiers et la possibilité de faire venir aux Etats-Unis une partie de ses proches. Il a donc été entendu à plusieurs reprises – en présence de son avocat – par des agents spéciaux du FBI. Mais la justice américaine ne l’a pas entendu de cette oreille. Kourani a été inculpé pour huit motifs différents et arrêté au début juin 2017.
Ali Kourani est à peine âgé de 16 ans quand il reçoit une première formation militaire de 45 jours, en juillet-août 2000, au cours de laquelle il se familiarise au maniement des armes légères. Bien que s’étantinstallé en 2003 aux Etats-Unis, il est présent au Sud-Liban lors de la guerre contre les Israéliens en 2006 au cours de laquelle sa maison familiale est détruite.
Il n’est officiellement recruté par le Hezbollah qu’en 2008, par le cheikh Hussein Kourani, un haut gradé du Hezbollah également membre de sa famille. Il est alors affecté à l’OJI en tant que qu’« agent dormant ». Kourani dépend d’un officier traitant (OT) dont il ne connaît que les surnoms : « Fadi » et « Hajj ». La première demande qui lui est faite est d’obtenir la nationalité américaine afin de faciliter ses déplacements. Une fois obtenu ce sésame, le 15 avril 2009, il lui ait demandé, en plus de son passeport, une « carte passeport », un document qui permet d’entrer aux Etats-Unis depuis les pays voisins. Ainsi, s’il se fait confisquer son passeport à l’étranger, il pourrait utiliser ses papiers libanais pour rejoindre le Canada ou le Mexique, puis entrer aux Etats-Unis en présentant cette carte.
Kourani est formé à différentes techniques de la vie clandestine : surveillance, communications, interrogatoires… tout en suivant une instruction militaire complémentaire, notamment en juillet 2011 près de Birkat Jabrur au Liban au cours d’un stage réunissant une vingtaine de volontaires -.
Il entrait en contact avec son OT par mail et par téléphone pour le rencontrer au Liban où il recevait ses instructions ; il lui remettait également ses « fournitures », généralement stockées sur des clefs USB ou des cartes mémoire. Tout en restant en dessous des radars, il devait rechercher « des informations concernant le fonctionnement et la sécurité d’aéroports aux Etats-Unis […] sur les installations militaire et policières à Manhattan et à Brooklin ». Par ailleurs, il devait identifier des « individus ayant des liens avec les forces de défense israéliennes » aux Etats-Unis. Il est intéressant de noter que ses recherches étaient souvent issues du net. Ces repérages étaient vraisemblablement destinés à monter des dossiers d’objectifs pouvant être ciblés si l’ordre en était donné, par exemple en cas de déclenchement d’une crise majeure entre les Etats-Unis et l’Iran. Il devait aussi localiser les « fournisseurs de matériels de surveillance de haute sophistication comme des drones, des jumelles de vision nocturne, des caméras haute définition, etc. ». Il lui avait été demandé de trouver des individus pouvant lui fournir des armes légères. Il avait bien proposé des noms mais ils avaient été refusés par son traitant qui ne le jugeait pas fiables. Enfin, son OT souhaitait qu’il postule pour un emploi dans l’administration pour faciliter l’obtention de papiers officiels en vue de confectionner de fausses identités pour des opérationnels agissant de par le monde. Il a refusé, arguant que cela attirerait l’attention sur lui car cela ne correspondait pas à son cursus universitaire.
Le 18 septembre 2015, alors qu’il revient du Liban, les contrôleurs de l’aéroport JFK découvrent qu’il y a une carte mémoire dissimulée sous un timbre de son passeport américain ! C’est peut-être cet incident qui a provoqué sa radiation de l’OJI qui a pensé qu’il était grillé.
Samer El Debek
Alias Eldebek -, un citoyen libano-américain de 37 ans résidant à Dearborn, Michigan, a été débriefé à cinq reprises par le FBI entre le 8 septembre 2016 et le 23 mai 2017. Il aurait été recruté par le Hezbollah fin 2007/début 2008 et, n’exerçant pas d’activité professionnelle, aurait été rémunéré 1000 dollars par mois plus le remboursement de ses frais médicaux.
El Debek aurait suivi trois types de formations : la première à caractère militaire concernait le maniement d’armes d’infanterie et la confection d’explosifs; la seconde avait trait aux techniques de la vie clandestine et la troisième (d’à peine six jours) abordait un enseignement religieux traitant en particulier du martyre.
Sa première mission opérationnelle s’est déroulée en Thaïlande en 2009. Parti du Liban, il rejoint le 6 mai la Malaisie (Kuala Lumpur) en présentant son passeport libanais. Lors de l’escale, il rencontre son OT qui le briefe sur sa mission. De là, il embarque pour Bangkok en utilisant son passeport américain qui ne nécessite pas de visa d’entrée dans ce pays. Sa mission consiste alors à aller récupérer du nitrate d’ammonium conditionné dans des paquets de gel réfrigérant médicaux dans un immeuble qui avait dû être abandonné précipitamment par d’autres agents (non identifiés) qui pensaient être surveillés par la police. Son prétexte de déplacement étant le « tourisme sexuel », il utilise les services d’une Escort Girl pour vérifier que l’immeuble n’est pas sous surveillance. Il charge ensuite les paquets dans une voiture de location. Curieusement, il lui est ensuite demandé de ramener la « marchandise » dans son lieu de stockage et de payer le loyer au propriétaire. Le 16 mars, il quitte la Thaïlande avec son passeport américain pour rejoindre la Malaisie puis il rentre au Liban en utilisant ses papiers libanais.
Sa deuxième mission avait comme objectif le Panama où il s’est rendu à deux reprises en 2011 et 2012. Elle consistait à constituer un dossier d’objectif visant les ambassades d’Israël et des Etats-Unis et le canal. Dès 2010, afin de préparer cette mission, il suit des cours d’espagnol à Beyrouth. Le 15 février 2011, il rejoint la Colombie avec son passeport libanais puis le Panama avec ses papiers américains. Il effectue le voyage inverse entre le 16 et le 20 mars 2011. En 2012, il retourne en Colombie via les Etats-Unis où il séjourne du 7 au 19 janvier. Il fait de même au retour, restant aux Etats-Unis du 22 février au 11 mars. Rentré au Liban, il fournit à son OT et à son supérieur un rapport détaillé agrémenté de plans et de photos prises au Panama. Certaines informations ont aussi été glanées sur le net. Lors de ses missions, El Debek communiquait avec son OT par messages codés via internet.
L’aventure se termine quand El Debek est arrêté par le Hezbollah et interrogé de décembre 2015 à avril 2016. Ses interrogateurs lui auraient affirmé qu’ils savaient qu’il travaillait depuis le départ pour les Américains et que les missions qui lui avaient été confiées étaient en fait des leurres pour les égarer et dissimuler les objectifs réels de l’OJI. Sous la pression (pour ne pas dire torture), il « avoue » avoir travaillé pour la CIA, le FBI et la police (cela fait beaucoup sachant que les services ne partagent pas les sources humaines). Il invente même le nom de deux correspondants : Jeff et Michael. Enfin, il affirme avoir reçu 500 000 dollars pour ses services…
La manière dont il s’est retrouvé aux Etats-Unis n’a pas été dévoilée. Sa nationalité américaine a du jouer pour beaucoup dans ce que l’on peut imaginer comme des « négociations » pour le récupérer. Toujours est-il qu’il est sous le coup de sept chefs d’inculpation depuis juin 2017.
Des coïncidences étranges
Peu de temps après avoir obtenu son passeport américain (le 22 avril 2009), Kourani s’est rendu en mai à Guangzou en Chine où se trouve un fabriquant de paquets de gel réfrigérant, les mêmes que ceux utilisés pour conditionner le nitrate d’ammonium manipulés à Bangkok par El Debek en mai de la même année.
En 2012 – année d’intense activité pour l’OJI -, soit trois ans après la mission de El Debek à Bangkok, l’OJI s’est fait remarquer à plusieurs reprises en Extrême-Orient. Ainsi, en janvier 2012, Hussein Atris, un ressortissant libano-suédois est arrêté à l’aéroport de Bangkok. Il conduit la police dans un local où étaient cachés une grande quantité de nitrate d’ammonium. Les autorités pensent que l’objectif était alors l’ambassade d’Israël en Thaïlande.
En février de la même année, trois Iraniens sont appréhendés par les polices thaïlandaise et malaise après que le groupe ait mis à feu accidentellement une charge explosive constituée des mêmes matériaux que ceux utilisés contre des diplomates israéliens en Georgie et en Inde à la même période. Là également, ce seraient des diplomates israéliens qui étaient ciblés.
Comme El Debek, tous les activistes repérés avaient aussi transité par la Malaisie pour rejoindre la Thaïlande.
Enfin, El Debek savait que l’activiste franco-libanais Mohammed Husseini – auteur de l’attentat de Burgas en Bulgarie, le 18 juillet 2012 contre un bus convoyant des touristes israéliens5 – appartenait à l’OJI car il est le neveu d’une de ses tantes.
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Ni Kourani, ni El Debek ne sont accusés d’avoir voulu déclencher des attentats. Le premier semble avoir été un « agent d’infrastructure » dont la mission consistait essentiellement à monter des dossiers d’objectifs «au cas où ». El Debek semblait être un agent opérationnel. Il est possible que les deux hommes n’aient pas encore tout dévoilé de leurs activités clandestines attendant pour cela une certaine « mansuétude » de la part des tribunaux américains.
Cette affaire démontre que pour Téhéran, les opérations spéciales ne se limitent pas aux théâtres de guerre syrien, irakien et yéménite. Comme toute grande puissance, l’Iran ambitionne de couvrir l’ensemble de la planète tout en visant toujours ses ennemis traditionnels : Israël et les Etats-Unis.
- Vevak Vezarat-e Ettelaat va Amniyat Keshvar en farsi. ↩
- Dans ce cadre, l’OJI ne sera pas la seule organisation terroriste à faire pression sur Paris par des actions meurtrières. Les Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), qui travaillaient occasionnellement pour l’Iran en faisant bénéficier Téhéran de leurs nombreux contacts dans les mouvements de l’extrême-gauche radicale, seront aussi de la partie. Les services iraniens savent faire abstraction de leur idéologie chiite pour utiliser des structures qui leur sont théoriquement opposées. Les meilleurs exemples actuels sont le Hamas et le Jihad islamique palestinien dont les membres sont sunnites. ↩
- Les sources du poste de la CIA seront assassinées ou disparaîtront dans les semaines qui suivront sa capture. ↩
- 84 morts. Si l’OJI a bien revendiqué l’attentat de 1992 contre l’ambassade d’Israël, ce n’est pas le cas pour celui de 1994 contre l’AMIA. ↩
- Cinq Israéliens et le chauffeur bulgare ont été tués lors de cette action terroriste ↩