Estonie-Russie: nouvel échange d’espions
Alain RODIER
Le 10 février 2018, un échange d’« espions » digne du dernier film de Steven Spielberg (Le Pont aux espions, 2015) a eu lieu au point de passage de Koidula, entre la Russie et l’Estonie.
D’un côté, le citoyen russe Artem Zinchenko, condamné en Estonie le 8 mai 2017à cinq années d’emprisonnement pour espionnage ; de l’autre, l’homme d’affaires estonien Raivo Susi, condamné le 11 décembre 2017 selon l’article 276 du code pénal russe à douze années de prison de haute sécurité pour les mêmes raisons. Bien sûr, les deux prévenus ont nié farouchement les d’accusation portées à leur encontre.
Artem Zinchenko a été arrêté à Tallin le 9 janvier 2016 par le service de sécurité intérieur estonien (KAPO, Kaitsepolitseiamet). Les éléments communiqués par les autorités estoniennes laissent à penser qu’il aurait été recruté par le GRU, le service de renseignement militaire russe, lors de son service national effectué en Russie de 2007 à 2009. Ses attaches estoniennes remontent à l’affectation de son grand-père, Albert, dans l’Armée rouge, en Estonie, en 1966. Il s’y serait installé bien qu’ayant ensuite servi au Vietnam et en Allemagne de l’Est. Son petit-fils lui aurait rendu de nombreuses visites durant sa jeunesse. Á l’issue de son service, il avait bénéficié d’un permis de séjour en Estonie où il aurait monté en 2013 une affaire de vente de matériels pour enfants, dénommée Dana Investment OÜ, à destination de la Russie, en particulier de Saint-Pétersbourg où son statut de résident lui permettait de se rendre fréquemment. Il aurait reçu pour mission de ses officiers traitants (OT) de collecter des informations militaires en profitant de toutes les occasions offertes, en particulier les visites d’installations ouvertes au public.
Les pièces à conviction présentées contre lui sont deux ordinateurs, quatre téléphones portables et un disque dur externe. Zinchenko n’aurait pas été rémunéré pour ses activités clandestines, mais les affaires de sa société étaient florissantes, les commandes venant de Saint-Pétersbourg étant particulièrement nombreuses. A noter qu’il n’aurait pas tenté d’approcher puis de recruter des agents de renseignement en Estonie. Par contre, il aurait mené des missions de renseignement dans les deux autres pays baltes.
Sa motivation semblait purement idéologique, sa famille paternelle ayant servi dans l’Armée rouge. Son arrière grand-père Grégory, qu’il n’a pas connu, lui aurait même servi « d’exemple ». Ce militaire engagé en 1936 a participé à la Seconde Guerre mondiale, en particulier aux batailles de Stalingrad et de Berlin. Il aurait été recruté par le NKVD (Narodniï Komissariate Vnoutrennikh Diel ou Commissariat du peuple aux Affaires intérieures), l’ancêtre du KGB. La légende prétend qu’il aurait appartenu au Smersh (acronyme de « Mort aux espions ! »), le service de contre espionnage soviétique chargé de traquer les « traîtres », à partir d’avril 1943. Cet organisme a été officiellement dissous en mai 1946.
Raino Susi, le co-propriétaire estonien des sociétés d’entretien aéronautique Laki Autos and Musket et Aerohooldus OÜ, a été quant à lui appréhendé le 10 février 2016 à l’aéroport international de Moscou-Chérémétiévo, alors qu’il était en transit depuis Tallin à destination du Tadjikistan. Les faits qui lui sont reprochés – non divulgués par le tribunal – remontraient aux années 2004-2007 ! Cet homme d’affaires avait déjà eu affaire à la justice de son pays dans les années 1990-2000 pour des accusations de contrebande dont il avait été finalement blanchi.
Si les faits reprochés à Raino Susi restent inconnus, ceux attribués à Artem Zinchenko sont un classique de l’espionnage militaire, d’autant que les pays Baltes intéressent Moscou, car des forces de l’OTAN y sont déployées. Mais les observateurs spécialisés ne peuvent que noter un certain « amateurisme » du GRU, car leur source ne pouvait qu’attirer la curiosité du contre-espionnage estonien, sans compter que l’on peut raisonnablement douter de l’efficacité opérationnelle réelle de cet informateur. Il n’a même pas été nécessaire de la prendre la main dans le sac tant les éléments à charge semblaient probants.
Quant au cas de Raino Susi, son arrestation qui a suivi de peu celle de Zinchenko ne peut que laisser dubitatif. A l’évidence, les Russes voulaient récupérer leur agent et pour ce faire, il leur fallait une monnaie d’échange. C’est là aussi un grand classique qui se joue depuis des décennies, mais cela permet aux services russes de montrer à leurs agents potentiels qu’ils ne les abandonnent pas quand ils se font prendre les doigts dans le pot de confiture ! Si ce n’était pas le cas, il serait beaucoup plus difficile pour eux de recruter de nouvelles sources.
Déjà le 26 septembre 2015, Moscou avait procédé à l’échange de l’Estonien Eston Kohver, condamné à 15 ans de prison pour espionnage – les conditions de son arrestation restent sujet à polémique – contre Alexeï Dressen, un ancien responsable des services de sécurité estoniens purgeant une peine de 16 ans de détention pour les mêmes chefs d’inculpation au profit de la Russie. Ainsi, l’Estonie affirme avoir eu à traiter dix cas d’espionnage russes en neuf ans.