Échec de la contre-offensive ukrainienne : la faute de l’Occident ?
Olivier DUJARDIN
La contre-offensive ukrainienne avait soulevé énormément d’espoir. Cet espoir avait d’ailleurs été largement créé et entretenu par la propagande du gouvernement ukrainien. Les pays occidentaux ne demandaient qu’à y croire compte tenu des transferts d’armes dont chacun des soutiens pouvait s’enorgueillir. Seulement, ce fut la douche froide. L’écart entre les attentes et la réalité est tel qu’une remise en cause des objectifs de Kiev (retour aux frontières de 1994) commence à voir le jour et que le doute s’installe. Comment expliquer un tel échec alors que les Ukrainiens étaient censés se battre contre « une bande d’ivrognes analphabètes pas ou mal formés, mal équipés d’un matériel hors d’âge ou inefficace, mal commandés et qui ne demandaient qu’à se rendre à la première occasion » ? C’est du moins le portrait que l’on nous a dressé de l’armée russe depuis le début de l’invasion. Comme le déclarait encore le secrétaire général de l’OTAN en septembre 2023 : « L’armée russe était la deuxième armée du monde, elle est maintenant la deuxième en Ukraine[1] ». Depuis, le ton semble avoir brutalement changé puisque, en ce mois de décembre 2023, l’ISW (Institute for the Study of War) prévient, d’un ton alarmiste, que, si l’armée russe n’est pas arrêtée en Ukraine, elle pourrait être une menace pour les pays de l’OTAN, dont la Pologne et les États baltes[2]. Le moins que l’on puisse dire est que l’on passe d’un extrême à l’autre…
L’argument le plus souvent avancé pour expliquer cette contre-performance est que l’on n’a pas donné aux Ukrainiens les moyens de gagner : « il fallait donner à l’Ukraine tout ce dont elle avait besoin dès le début[3] ». Les pays occidentaux auraient donné trop peu et trop tard, notamment les avions, les armes de longue portée et les munitions. Les pays occidentaux, par faiblesse, seraient donc les principaux responsables de cette situation et il leur revient donc d’inverser la tendance, c’est-à-dire, d’ouvrir enfin les vannes et de transférer en masse l’armement dont ils disposent encore. Seulement les choses ne sont pas si simples.
Formation, logistique et maintenance
Ce sont trois mots bien peu « sexy » mais qui ont une importance capitale. Les militaires sont toujours plus performants quand ils utilisent un matériel, peut-être moins bon, voire médiocre, mais qu’ils savent exploiter à 80 ou 90% de ses possibilités. Un matériel très performant mais dont on ne sait tirer que 20% du potentiel n’est pas très efficace. Il vaut toujours mieux livrer à une armée des équipements qu’elle maîtrise que du matériel nouveau, même si ses qualités sont potentiellement supérieures. Et c’est bien ce qu’ont fait les pays occidentaux qui se sont d’abord appliqués à fournir aux forces ukrainiennes du matériel – ex-soviétique – qu’elles savaient déjà utiliser et pour lequel elles disposaient déjà des chaînes logistiques adaptées. Seulement, les réserves disponibles étant limitées, elles ont rapidement été épuisées.
Du matériel occidental leur a ensuite été fourni, mais plus tardivement, car non seulement il fallait former les militaires ukrainiens à son utilisation, mais aussi tous les techniciens chargés de l’entretenir et de le réparer. Tout ceci prend du temps, et ce temps est variable selon le type d’équipement. Il est, par exemple, bien plus long de transformer un pilote de chasse d’un avion d’origine soviétique en un pilote d’un avion occidental qu’un artilleur sur une nouvelle pièce d’artillerie. Même chose pour les chars, on ne passe pas si facilement d’un char soviétique à 3 hommes d’équipage à un char occidental à 4 hommes d’équipage et beaucoup plus numérisé. Ce sont des changements de culture très importants car les matériels ont été conçus selon des logiques et des contextes d’emploi très différents. Si dans les armées occidentales il faut plusieurs années pour former et amener un équipage de char, un pilote de chasse ou un artilleur au meilleur niveau, c’est qu’il y a une raison. Il en est de même pour tous les mécaniciens et les techniciens chargés de la maintenance.
Les pays occidentaux n’ont fourni certains équipements qu’à partir du moment où le personnel avait suivi un minimum de formation et d’entraînement. C’est tout à fait cohérent : livrer trop tôt ce matériel aurait été un incroyable gâchis car il n’aurait pu être correctement utilisé. Cependant, au vu de certaines observations et des résultats de la contre-offensive, on peut se demander si, malgré tout, l’attribution de certains équipements n’a pas été trop rapide. En réalité, les décisions de transferts n’ont été annoncées publiquement bien après que la formation des Ukrainiens ait commencé, tout simplement parce que l’opinion publique est assez peu patiente et qu’il faut donc faire les annonces peu de temps avant les livraisons effectives. C’est ce qui a donné l’illusion que l’on pouvait transférer rapidement sans conséquences.
De plus certaines adaptations demandent du temps. Pour prendre le cas des missiles AGM-88 Harm adaptés sur MIG-29, ou des missiles Scalp/Storm Shadow adaptés sur SU-24, ces intégrations faites dans l’urgence ont quand même nécessité plusieurs mois de travail en amont. Ces transferts ont donc sans doute été décidés dès les premières semaines de l’invasion, en 2022. Il faut rappeler que, normalement, l’intégration d’un nouvel armement sur un avion de combat prend largement plus d’une année.
En réalité, il aurait été difficile de livrer beaucoup plus rapidement du matériel occidental à l’armée ukrainienne : soit il n’aurait pas pu être utilisé, soit il l’aurait été très mal et sans doute perdu au combat encore plus rapidement. A cela s’ajoute le fait qu’en dehors des États-Unis, les pays concernés ont des stocks d’équipements militaires limités.
Cohérence des équipements
C’est un aspect peu abordé mais l’absence de cohérence des équipements est maintenant une énorme épine dans le pied des Ukrainiens. La très grande variété de matériels qu’ils doivent utiliser complique de manière très importante le maintien et la transmission des compétences (on ne passe pas aisément d’un T-64 à un Challenger II ou à un Leopard2A6) ainsi que la logistique (les munitions et les pièces détachées sont différentes).
A titre de rappel, l’armée ukrainienne utilise aujourd’hui plus d’une vingtaine de modèles de chars de combat – sans compter les variantes – utilisant 5 calibres différents ; plus de 80 modèles ou variantes de véhicules blindés ; une trentaine de modèles de pièces d’artillerie utilisant 8 calibres différents ; et c’est la même chose pour les autres équipements. Une richesse en matériel à faire pâlir d’envie un musée ! Mais on comprend assez bien le cauchemar logistique que représente une telle diversité, sans compter les problématiques de gestion des ressources humaines : les soldats ne sont que difficilement transférables d’une unité à une autre.
Le problème est que tous les pays ont donné ce qu’ils avaient… ce qui n’était pas forcément ce dont les Ukrainiens avaient besoin. Une aide rationnelle aurait voulu que tout matériel livré provienne des importants stocks américains afin de garder une cohérence dans les équipements fournis, même s’ils ne sont pas les plus modernes ou les « plus performants » sur le papier.
*
Est-ce que les Occidentaux ont une responsabilité dans l’échec de la contre-offensive ukrainienne ? Oui, mais pas en raison d’un volume des dons top faible, plutôt par un manque d’harmonisation de l’aide. Donner plus, tout de suite, sans coordination, ne ferait qu’aggraver encore les problèmes logistiques des Ukrainiens, sans même parler de la question des effectifs : avoir des chars ou autres véhicules, c’est bien ; mais avoir des soldats à mettre dedans c’est mieux. Finalement le seul domaine dans lequel les Occidentaux auraient pu faire mieux, c’est sur le ravitaillement en munitions ; mais nos stocks sont comptés et notre industrie n’est pas en capacité de monter rapidement en puissance car l’outil industriel et la main d’œuvre disponible ne le permettent tout simplement pas.
Les vraies responsabilités des Occidentaux sont d’avoir trop cru en la propagande ukrainienne, d’avoir gravement sous-estimé l’armée russe et d’avoir fait croire à l’Ukraine qu’ils étaient en capacité de lui apporter une aide suffisante pour vaincre seule la Russie – donc d’avoir fait à l’Ukraine des promesses qu’ils ne peuvent pas tenir.
[1] https://www.lindependant.fr/2023/09/07/guerre-en-ukraine-larmee-russe-etait-la-deuxieme-armee-du-monde-elle-est-maintenant-la-deuxieme-en-ukraine-pique-le-secretaire-general-de-lotan-11437917.php
[2] https://www.youtube.com/watch?v=zYH0L5O5X0Q
[3] https://atlantico.fr/article/decryptage/une-victoire-militaire-de-l-ukraine-reste-possible-et-voila-comment-kiev-russie-moscou-vladimir-poutine-aide-occidentales-armes-otan-general-francois-chauvancy-alexandre-melnik