Dubaï : un échec du Mossad ?
Éric DENÉCÉ
La tempête médiatique déclenchée par l'assassinat, en février dernier, dans un hôtel de Dubaï, d'un cadre du Hamas, Mahmoud Al-Mabbouh, a conduit les médias et certains commentateurs à parler d'un "échec sérieux" de l'opération israélienne. Ces jugements rapides méritent d'être pondérés à la lumière des faits.
Rappelons au préalable, qu'à l'heure actuelle, aucune preuve formelle ne permet d'affirmer que le Mossad est repsonsable de cette opération qui n'a pas été revendiquée. Avigor Lieberman, le ministre des Affaires étrangères de l'Etat hébreu, a pour sa part affirmé que rien ne prouvait qu'Israel soit impliqué dans cette affaire et aucun membre classe politique israélienne n'a fait de commentaire. Seuls les medias hébreux attribuent explicitement cette action à leur service de renseignement.
Certes, personne n'est dupe. Qui d'autre qu'Israël avait intérêt à éliminer Al-Mabbouh et qui d'autre que le Mossad aurait pu le faire ? Cette absence de preuve tangible est le premier signe d'une operation clandestine réussie. En effet, elle permet à l'Etat qui en est l'auteur d'opposer un déni plausible aux condamnations dont il est victime.
Une opération complexe, minutieusement préparée et conduite
A l'analyse, il convient de reconnaître que cette opération a été conduite de manière très professionnelle. En effet, il a fallu au Mossad :
- infiltrer le Hamas et y recruter des sources dévouées et durables,
- obtenir des renseignements fiables et constamment actualisés sur les déplacements de la cible,
- concevoir un mode d'élimination ne laissant pas de traces, afin de faire croire à une mort naturelle,
- mettre au point un scénario opérationnnel complexe afin de coordonner l'action des différents opérateurs engagés (reconnaissance, ciblage, surveillance, logistique, exécution, etc.),
- créer des légendes, des prétextes et des faux papiers de cinq pays différents pour les membres de l'équipe. Les faux papiers devaient être de qualité afin de résister à des contrôles de sécurité renforcés,
- réserver vols et hôtels sans attirer l'attention, afin que tous les opérateurs arrivent et repartent de manière coordonnée de l'émirat,
- disposer de moyens de communication sûrs et cryptés pour maintenir le liens entre les membres de l'équipe et avec le quartier-général de l'opération, à l'étranger,
- enfin, convaincre le Premier ministre Netanyahu de la faisabilité de l'opération.
L'opération a donc été déclenchée – peut-être en urgence ? – et s'est concrètement bien déroulée : la cible est éliminée, tous les opérateurs ont pu quitter le pays sains et saufs et la mort d'Al-Mabbouh est d'abord apparue naturelle.
Le fait que les membres du Mossad aient été filmés n'est ni une surprise, ni une preuve d'incompétence. Tous ceux qui sont engagés dans la guerre secrète savent qu'il est de plus en plus difficile de faire du travail clandestin depuis 2001, en raison du renforcement considérable des mesures de sécurité, aux frontières comme dans tous les lieux publics, afin de lutter contre le terrorisme : caméras, passeports biométriques, fouille des individus, scanners, etc. Ce paramètre n'était donc pas ignoré.
Moins de 48 heures après l'opération, la police de Dubaï diffusait largement, via internet, des images de 13 individus, puis bientôt 27 – dont 5 femmes – qu'elle considérait comme étant des éléments israéliens ayant participé à l'action.
Cette légitime "opération d'information" avait pour but résoudre le crime et de prouver l'implication du Mossad. Toutefois, il convient d'en relever les approximations :
- il y à fort à parier que seule une partie des individus filmés sont bien des opérateurs du Mossad. En effet, une opération clandestine, aussi complexe soit-elle n'engage quasiment jamais des effectifs aussi importants. Selon les spécialistes occidentaux, une telle opération ne devrait avoir impliqué qu'une douzaine de personnes, voire moins, car les Israéliens sont réputés pour travailler avec des effectifs plus faibles que leurs homologues ;
- cela signifie donc que la police de Dubaï a du rechercher et sélectionner dans ses enregistrements tous les individus ayant une double nationalité israélienne, ou un nom à consonnance juive, afin de "sélectionner" des suspects. Cela signifie qu'elle est donc en grande parie "dans le brouillard" ;
- les clichés diffusés demeurent d'une qualité très médiocre. Certains individus ont probablement été photographiés plusieurs fois sous divers déguisements et présentés comme des "acteurs" différents. Ces images ont peu de chance de nuire à la poursuite des activités clandestines des opérateurs impliqués.
Au final, force est donc de constater qu'il s'agit bien d'un succès du service israélien : le Mossad a réussi à localiser l'homme, suivre ses déplacements, à localiser son hotel et à l'éliminer sans que personne ne soit arrêté et sans laisser de preuves tangibles que pourraient exploiter ses adversaires.
C'est surtout un nouveau signal fort lancé aux ennemis d'Israël : le Mossad frappe où il veut, quand il veut, quelles que soient les conséquences diplomatiques et les éventuelles représailles, comme il l‘avait déjà fait pour l'élimination d'Imad Mugniyeh.
Enfin, le service hébreu profite probablement de la médiatisation de l'affaire – qu'il n'a toutefois pas souhaité – pour "intoxiquer" le Hamas en révélant la présence de "nombreuses taupes "en son sein.
Terrorisme d'Etat ?
Reconnaître que l'opération a été un succès ne revient pas à la justifier, car il s'agit bien d'un assassinat. Mais il est souvent difficile pour les Occidentaux de garder à l'esprit qu'Israël est un Etat en guerre : ce meurtre a donc été un choix politique.
Rappelons tout de même que Mahmoud Al-Mabouh, était l'un des fondateurs de la branche armée du Hamas, mouvement terroriste prônant la destruction d'Israël, et le principal acheteur d'armes pour son organisation.
Une telle action n'est finalement pas très différente de ce que fit la France pendant la guerre d'Algérie, lorsque le Service Action du SDECE éliminait les trafiquants d'armes qui ravitaillaient la rébellion sous couvert d'une organisation fictive : La Main rouge .
Il n'en demeure pas moins que des réactions unanimes sont venues condamner cet acte, d'autant que des faux-passeports allemands, australiens, britanniques, français et irlandais ont été utilisés. Ce fait n'a pas manqué de provoquer un tollé dans les chancelleries concernées.
Pourtant, chacun sait que l'utilisation de faux papiers est une nécessité de l'action clandestine. La France l'a ainsi démontré, en 1985, en Nouvelle-Zélande, lors de l'action contre le Rainbow Warrior , navire amiral de l'organisation Greenpeace , avec l'utilisation de passeports suisses.
Par ailleurs, en cette occasion, de nombreux médias ont qualifé l'opération de "terrorisme d'Etat", ce qui est un grave contresens. En effet, même si l'on est farouchement opposé au fait qu'un exécutif démocratique demande parfois à ses services spécialisés de conduire des assassinats, il est tout à fait erroné de parler, pour de telles actions, de "terrorisme d'Etat". Il s'agit en réalité "d'éliminations ciblées". Cela n'est pas plus moral, mais la démarche est totalement différente. Lors des telles opérations étatiques, il n'y a pas – sauf en de très rares exceptions – de mort d'innocents, de dégâts matériels majeurs ou de traumatisme psychologique sur la population. Une "elimination ciblée" est même techniquement l'exact opposé d'une action terroriste. D'un côté, un homme seul va essayer de faire le maximum de victimes innocentes avec sa ceinture d'explosifs ou sa voiture piégée. De l'autre, une équipe importante, conçoit et exécute une action – certes moralement condamnable – pour éliminer une seule cible, qui n'est généralement pas un "innocent", en veillant à ne faire ni victime, ni dégat collatéral. C'est toute la difference qu'il y a entre un attentat aveugle et sanglant et une opération "chirurgicale"…