Drones et guerre électronique : révolution tactique du champ de bataille classique
Alain RODIER
Les stratèges qui étudient l’évolution de l’art de la guerre s’en doutaient depuis longtemps mais les conflits récents en Syrie, puis en Libye et enfin (et peut-être surtout) entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – où deux armées classiques s’affrontent en terrain clos – sont venus confirmer leurs craintes : le champ de bataille « classique » tel qu’il pourrait avoir lieu en Europe est complètement modifié par deux techniques qui ont fait des progrès considérables : les drones et la guerre électronique. En sus, les améliorations des performances de l’artillerie sol-sol viennent compléter le tableau.
Trois évolutions majeures
Depuis le déclenchement de l’offensive azérie le 27 septembre 2020, les pertes des deux côtés sont importantes même si Bakou ne communique pas sur les siennes. Ce sont surtout les matériels lourds qui ont été les principales victimes des dizaines de drones armés ou kamikazes engagés quotidiennement, jusqu’au cessez-le-feu du 10 octobre. De jour comme de nuit, ces armements lourds sont relativement faciles à repérer, en particulier grâce à l’imagerie infrarouge. La seule parade tactique qui semble avoir fonctionné dans quelques cas est l’emploi de leurres qui ont fait dépenser des munitions inutilement. La première constatation est que des engins extrêmement chers (chars de bataille, pièces d’artillerie, batteries sol-air, etc.) sont très vulnérables à l’action des drones, qui eux sont relativement économiques et faciles à manier. Cela révolutionne la conception de la bataille classique (hors nucléaire) qui pourrait avoir lieu en Europe : c’est la remise en cause de la puissance de grands corps blindés et mécanisés tels qu’ils ont été conçus depuis les années 1950. Les états-majors n’ont pas attendu ce constat pour diminuer le nombre de leurs chars lourds, mais cela s’est produit plus dans une logique comptable que tactique.
La guerre électronique, qui est loin d’être une nouveauté, vient quant à elle gêner le développement des aides à la décision présentes partout sur le champ de bataille qui passent par des communications satellitaires. Les écrans de localisation et de guidage, qui sont présents jusqu’au niveau de la section de combat, peuvent être brouillés à tout moment par les contre-mesures adverses et, comme il est d’usage, les communications radio être interceptées. Même si elles sont extrêmement difficiles à décrypter, surtout dans un temps court permettant leur exploitation optimale, elles représentent un risque de localisation de l’émetteur et sa possible neutralisation par un tir d’opportunité.
On observe également une amélioration de l’efficacité de l’artillerie sol-sol tant en matière de portée que la précision des tirs, lesquels ne se font plus après un réglage initial. Le tir « efficace » se fait désormais d’emblée.
Enseignements opérationnels
Cela veut-il dire qu’il va falloir revenir en arrière pour reprendre des techniques de l’ancien temps ? Le Hezbollah l’avait fait en 2006 dans la guerre qui l’avait opposé à Tsahal. La plupart des communications passaient par des réseaux filaires et par agents de liaison comme durant la Grande Guerre.
La défense contre les drones va remettre sur le devant de la scène la lutte anti-aérienne qui était passée au second plan car aucun adversaire ne pouvait concurrencer les aviations modernes occidentales, russe, chinoise, etc. Et contre une multitude de drones peu coûteux, il serait vain de vouloir employer des missiles sol-air qui sont, eux, très chers. Va-t-on devoir revenir au bon vieux canon de 40 mm ?
De plus, au sol, les matériels devront bien sûr continuer à développer des moyens de camouflage[1] et de défense anti-aérienne rapprochée ; la vénérable mitrailleuse de 12,7 mm a encore de beaux jours devant elle.
Il va peut-être falloir également en revenir à des fondamentaux comme l’étude de la topographie sur des cartes papier avec une vieille boussole – une horreur pour les jeunes générations – afin d’être capable de s’orienter sans GPS.
Comme toujours, la lutte entre la lance et le bouclier va se poursuivre. En matière de guerre électronique, il va certainement être possible de brouiller les liaisons existant entre les opérateurs et leurs engins volants. C’est déjà le cas dans le domaine de l’aviation classique, les pilotes de Mirage 2000 émiratis ne s’aventurant plus au-dessus de Tripoli car toute leur avionique est saturée par les contre-mesures mises en œuvre par les spécialistes turcs présents au sol et en mer depuis fin 2019.
Enfin et surtout, comme on le hurlait dans l’infanterie dans les années de la Guerre froide : « les distances bordel ! » va revenir à la mode. Les militaires ne sont pas en train de tourner un film en plan serré où tout le monde doit être présent à l’écran ! En effet, bien que nombre de pays aient abandonné les charges à sous-munitions, ce n’est toujours pas le cas des États-Unis, de la Russie, de la Chine, etc. Ce type d’armes peut faire des ravages dans les regroupements de véhicules ou de personnels, qui très repérables par les caméras thermiques.
Aux spécialistes d’inventer de nouvelles tactiques qui prennent en compte les menaces actuelles.
[1] En particulier thermiques, même si ces derniers sont d’une efficacité limitée, le meilleur camouflage étant quand les moteurs des véhicules sont éteints et froids. Les Serbes l’avaient bien compris en 1998-99, en faisant déplacer leurs blindés la nuit par des attelages de bœufs.