Découverte de nouvelles opérations d’espionnage américaines en Allemagne
Alain RODIER & Eric DENÉCÉ
Les faits
Trois affaires d'espionnage impliquant les Etats-Unis défraient actuellement la chronique en Allemagne et compliquent les relations entre les deux pays.
– La première, qui date déjà de plusieurs mois, concerne les interceptions de la NSA, notamment l'écoute des conversations des deux derniers chanceliers, Gerhard Schröder (1998-2005) et Angela Merkel, sur leurs téléphones personnels. Edward Snowden[1], a en effet révélé, en janvier 2014, que le service d'interception américain avait espionné Gerhard Schröder, à partir de 2002, parce qu'il était opposé à l'intervention américaine en Irak. Puis, la NSA en a fait de même avec la nouvelle chancelière, dès son arrivée au pouvoir. Ces révélations ont provoqué un tollé en Allemagne et profondément affecté la relation entre les deux pays, traditionnellement très forte.
– La seconde concerne le recrutement, par la CIA, d'un cadre du Bundesnachrichtendienst (BND), le service de renseignement extérieur allemand[2]. L'homme a été arrêté le 2 juillet dernier par le BfV[3], le service de contre-espionnage d'outre-Rhin.
– La troisième, probablement due aussi à la CIA, concerne le recrutement d'un Allemand « travaillant au ministère de la Défense », à Berlin.
En réaction à ces opérations clairement hostiles à l'encontre d'un allié proche, le chef de poste de la CIA en Allemagne a été déclaré persona non grata et a du quitter le pays[4].
La mise à jour des opérations américaines
Ces trois opérations, ajoutées à celle détectée à Moscou en 2013[5] pourraient laisser croire que les services de renseignement américains, s'ils ne sont pas totalement nuls, agissent parfois avec une légèreté et un non professionnalisme affligeants parce que leurs actions sont finalement découvertes.
En fait, comme cela est de mise dans le « grand jeu », seuls les échecs sont connus du grand public ; ils ne constituent que la partie émergée de l'iceberg. Ils sont d'ailleurs souvent le fait d'une cascade d'erreurs impliquant des manques à plusieurs niveaux. Les hantises des services sont les défecteurs – à l'image d'Edward Snowden – et les agents recrutés qui torpillent le travail par leur amateurisme en se livrant sur un plateau au contre-espionnage adverse.
Les dommages occasionnés par les révélations de Snowden ont été immenses pour les Etats-Unis – mais fort utiles au reste du monde – car ils ont mis en exergue le systématisme des écoutes de la NSA et, surtout, le fichage des données recueillies. Même si ces dernières ne sont pas intéressantes au moment de l'écoute, elles peuvent être très utiles quand les analystes interrogent les archives dans le cadre d'une enquête, même des années après. Le fait d'écouter « tous azimuts » n'est pas étonnant, la notion d'« ami » dans le domaine du renseignement étant illusoire. Ce qui est choquant avec les Américains, c'est leur systématisme doublé par des capacités immenses qui résultent de leurs moyens quasi illimités.
Le recrutement de l'officier de renseignement du BND n'est pas non plus surprenant. Tous les services de renseignement rêvent de faire de même avec leurs collègues des administrations étrangères, même si elles sont classées « amies ». En effet, cela permet de vérifier si les échanges officiels entre services baptisés Totem, sont aussi complets que les partenaires le déclarent. Les Américains auraient ainsi eu à pâtir d'une telle situation avec le transfuge irakien Rafid Ahmed Alwan al-Janabi (nom de code Curveball), un ingénieur-chimiste qui avait fait défection auprès du BND en 1999. Al-Janabi avait apporté à ses débriefeurs des « preuves » l'existence, en Irak, de laboratoires mobiles pouvant produire des armes biologiques. Les Allemands avaient alors refusé que leurs homologues américains interrogent leur source. Ces derniers se seraient alors rendu compte de la supercherie dans laquelle étaient tombés les Allemands. A préciser toutefois que le BND avait prévenu la CIA que les informations de cette source pouvaient être sujettes à caution. Mais les Américains étaient si heureux d'avoir enfin trouvé le « prétexte » pour envahir l'Irak qu'ils n'ont pas recoupé sérieusement les renseignements fournis.
Donc, le recrutement d'un officier des services de renseignements étranger est considéré comme un must, même si son rang hiérarchique est modeste[6]. Dans le cas du cadre du BND, il y avait tout de même sujet à inquiétude. Déjà, c'est lui qui avait pris l'initiative du contact en adressant un email à l'ambassade des Etats-Unis pour proposer sa collaboration. Généralement, les professionnels ont une sainte horreur de cette manière de procéder, car la fiabilité de l'intéressé est alors sujette à caution. En effet, la démarche peut être celle d'un un agent provocateur ayant pour objectif de désinformer son correspondant, méthode qui a été souvent employée dans le passé par le KGB. Si, dans le cas de l'Allemagne, une telle démarche semble exclue, la motivation de l'intéressé, et surtout sa fidélité, devaient poser question. Rencontré par trois fois par son officier traitant américain à Salzbourg, en Autriche[7], il aurait touché la somme de 25 000 euros pour la fourniture de 218 documents. Il les adressait par email à ses correspondants aux Etats-Unis via un site météorologique trafiqué par les spécialistes en « farces et attrapes » américains. Pourtant, l'appât du gain n'était pas sa motivation essentielle. En réalité, il souhaitait participer à la guerre de l'ombre par « souci de reconnaissance ».
C'est d'ailleurs en sentant que les Américains ne lui accordaient plus – selon lui – l'attention qui lui était due[8], qu'il a proposé, le 28 mai dernier, ses services par email au consulat de Russie à Munich, en envoyant deux notes confidentielles du BND en pièces jointes afin de montrer le sérieux de sa proposition. Si l'ambassade des Etats-Unis n'était pas surveillée par le contre-espionnage allemand, ce n'était pas le cas de la représentation diplomatique russe. Son email a donc été intercepté et, après enquête, l'homme a été identifié, ce qui a permis son arrestation à son domicile munichois. Le BfV pensait avoir trouvé un agent souhaitant travailler pour les Russes mais a découvert une source opérant pour la CIA depuis deux ans !
Piqués au vif par cette affaire[9], des enquêtes ont été déclenchées par le service de contre-espionnage et un nouvel agent américain a été découvert dans les milieux militaires berlinois. Suite à ses affaires, l'ambassadeur des Etats-Unis en Allemagne, John Emerson, a été convoqué par trois fois au ministère des Affaires étrangères pour s'expliquer[10]. Pour Washington, ces affaires sont fâcheuses car elles pourraient altérer la qualité des relations entretenues avec Berlin. En effet, suite aux révélations de Snowden, la chancelière allemande avait demandé aux Américains la signature d'un No Spy Agreement entre les deux pays, ce que Washington avait refusé[11]. Cela explique sans doute pourquoi ces affaires ont été rendues publiques au lieu de se régler « en famille », sans en informer les médias, comme cela a généralement lieu entre alliés. C'est sûrement là un signal des services allemands qui n'aiment pas être pris pour des imbéciles. Ils savent pertinemment comment fonctionne le « grand jeu » même s'ils ne l'abordent pas avec la duplicité qui caractérise les Américains.
Ces découvertes d'opérations d‘espionnage américaines outre-Rhin sont par ailleurs une nouvelle illustration des approximations du renseignement US. Bien que la communauté du renseignement américaine soit la plus importante au monde (plus de 100 000 personnes), qu'elle dispose de compétences et de moyens techniques considérables et qu'elle soit dotée de budgets énormes (54,6 milliards de dollars en 2011, hors sous-traitance), elle commet de nombreuses d'erreurs. Le récent ralliement à l'Etat islamique en Irak et au Levant (EEIL) des djihadistes formé par la CIA Syrie pour renverser Bachar El-Assad en est nouvel un exemple.
Certes les services américains sont parvenus à localiser Ben Laden au Pakistan ; ils réussissent chaque jour à transmettre en temps réel les coordonnées de responsables terroristes, ce qui permet aux drones armés de les éliminer au cœur de régions totalement hostiles ou aux forces spéciales d'aller les interpeller, comme cela a été le cas récemment en Libye. Mais au nom de la « guerre contre le terrorisme », ils ont aussi mis sous surveillance la planète entière et leurs actions sont autant orientées contre leurs alliés – dont ils cherchent à connaître les intentions politiques et les secrets industriels et commerciaux – que contre leurs adversaires.
Cette inexorable dérive impériale se concrétise chaque jour davantage : Washington ne fait confiance à personne, veut absolument tout connaître et tout surveiller et n'est préoccupé que par la défense des ses intérêts, quand bien même ceux-ci sont en contradiction avec la paix et la sécurité internationales.
Ainsi, malgré la fidélité dont l'Allemagne a toujours fait preuve à leur égard depuis 1945, les Etats-Unis n'ont pu s'empêcher de l'espionner car ils considèrent que leur allié ne leur dit pas tout ce qu'il fait ! On croit rêver ! L'arrogance américaine est sans borne, Washington illustrant par cette attitude, le fait qu'il considère que les autres pays sont ses obligés et ses auxiliaires et doivent lui rendre des comptes. Les Américains n'acceptent pas de politique autonome au sein du camp occidental dont ils sont le leader. Cela n'a en vérité rien de surprenant pour nous, Français, qui dénonçons ce comportement depuis des décennies, mais sommes systématiquement taxés d'antiaméricanisme par nos partenaires européens…
La réaction allemande
En dépit de l'expulsion du représentant de la CIA à Berlin, la chancelière allemande, Angela Merkel, demeure très prudente dans sa réaction vis-à-vis des Etats-Unis, malgré sa profonde exaspération face aux pratiques déloyales de son principal allié.
D'abord parce que les relations entre Berlin et Washington ont toujours été excellentes et que ces épisodes, même s'ils révèlent la duplicité américaine, ne devraient pas les remettre en cause ; mais surtout, parce que les banques allemandes sont tout aussi concernées que BNP/Paribas par les poursuites juridiques américaines pour avoir effectué des transactions, en dollars, avec des pays sous embargo (Iran notamment) pour les Etats-Unis
La Commerzbank vient de payer 900 millions de dollars et la Deutsche Bank, concernée à un niveau similaire que celui de la BNP/Paribas, risque fort de se voir imposer une amende comparable à celle que la banque française a accepté de verser. Aussi, Mme Merkel essaie de ne pas aggraver son cas. A moins que les découvertes « opportunes » de deux espions américains ne soient utilisées par Berlin dans le cadre d'une négociation avec Washington[12]…
- [1] Ancien employé de la CIA puis contractuel de la NSA.
- [2] Le BND est, par les effectifs (environ 7000 employés), le premier service de renseignement européen, devant la DGSE française et le GCHQ britannique.
- [3] Bundesamt für Verfassungsschutz (Office fédéral de protection de la constitution)
- [4] Il joue là son rôle normal de « fusible » et sera discrètement remplacé par un confrère dans les semaines à venir.
- [5] Voir Note d'Actualité n°312, « Russie : la CIA prise la main dans le sac », Mai 2013.
- [6] Le renseignement humain se conduit dans la durée. Le recruteur peut toujours espérer que son agent va progresser dans sa carrière au sein de son administration.
- [7] Les rencontres doivent bien évidemment rester secrètes et les organiser dans un pays tiers est un grand classique.
- [8] Ils avaient « pressé le citron » et pensait ne plus pouvoir tirer grand-chose de lui, du moins durant un certain temps.
- [9] Il convient de rappeler que les révélations de Snowden sur les écoutes de la chancelière ont conduit la presse et certains politiques allemands a faire passer le BfV pour incompétent.
- [10] Dans les pays démocratiques, l'ambassadeur est toujours la dernière personne prévenue des activités clandestines menée par les services secrets depuis la représentation diplomatique qu'il est censé diriger. Dans les pays non démocratiques, l'ambassadeur est souvent lui-même membre des services secrets.
- [11] Aujourd'hui, les Etats-Unis n'ont conclu des No Spy Agreements qu'avec le Royaume-Uni, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande.
- [12] Il est légitime de se demander pourquoi la France n'a pas songé à procéder ainsi à l'occasion de l'action intentée contre BNP/Paribas par le procureur de New York ?