Daesh a déclenché la guerre totale
Alain RODIER
Il n'est plus une semaine dans que Daesh ne revendique une opération terroriste meurtrière de par le monde. Alors que jusque-là, ce mouvement salafiste-jihadiste concentrait tous ses efforts sur le noyau du califat établi à cheval sur la Syrie et l'Irak, depuis le début de l'année 2015, il s'est lancé dans des actions terroristes, partout où il était en mesure d'attaquer, où plutôt des groupes lui ayant fait allégeance (la bay'a) pouvaient le faire.
Tous les objectifs sont bons à frapper dans la mesure où ils sont symboliques et représentent les ennemis qu'Abou Bakr al-Baghdadi a désigné comme des traîtres à l'islam (apostats) : les dirigeants des pays sunnites corrompus, les « juifs et les croisés » impies et « agresseurs » des musulmans, etc. Son objectif est d'inciter à encore plus de violences pour pousser les populations à un radicalisme qui lui serait favorable.
Il convient aussi de replacer cette fuite en avant dans le cadre de la rivalité meurtrière que se livrent Daesh et Al-Qaida « canal historique ». Ce denier mouvement avait en effet initié la campagne de terreur via les tueries de Paris de janvier 2015 commises à l'initiative de son bras armé, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA). Enfin, le fait de piétiner sur le front syro-irakien en raison des bombardements de la coalition et de la résilience des populations kurdes et chiites appuyées par Téhéran poussent Daesh à diversifier ses zones d'opérations. En effet, le mouvement tient à garder la dynamique que lui ont apporté ses conquêtes de fin 2013 et de la première moitié 2014. La stagnation actuelle risque de décevoir ses sympathisants et les pousser dans les bras d'Al-Qaida « canal historique », lequel est en train de s'implanter solidement au nord-ouest de la Syrie via le Front al-Nosra.
Daesh apparaît au Yémen
En ce qui concerne les chiites, ne pouvant frapper directement en Iran car ce pays est trop policier, le « calife Ibrahim » s'en est pris au Yémen. Il faut reconnaître que la situation est extrêmement complexe. Elle oppose les tribus Al-Houthi[1] soutenues en sous-main par Téhéran et les partisans de l'ancien président Ali Abdallah Saleh, au gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi, proche des Frères musulmans. Sous la pression, ce dernier s'est réfugié à Aden au milieu de quelques unités et tribus loyales. Mais là aussi, il n'est pas en sécurité car, mi-mars, des factions de l'armée proches de son prédécesseur et des séparatistes sudistes s'en sont pris à lui. Enfin AQPA n'est pas non plus parvenu à stopper l'offensive des Houthi qui ont conquis la moitié ouest du pays dont la capitale Sanaa.
L'occasion était trop belle pour Daesh de faire un coup d'éclat en frappant les chiites afin d'apparaître comme le seul « défenseur » crédible des populations sunnites face aux « apostats ». Trois attaques dirigées contre deux mosquées chiites à Sanaa lors de la prière du vendredi 20 mars ont eu lie,u faisant au moins 142 victimes et des centaines de blessés. Le communiqué de Daesh est rapidement tombé : « quatre chevaliers du martyre portant des vestes d'explosif ont attaqué les mosquées Badr et Hashush et ont fait exploser les quartiers généraux de leur polythéisme ». Dans la suite du communiqué, Daesh exhorte « faîtes savoir aux polythéistes Houthi que les soldats de l'Etat islamique ne se relâcheront pas et ne resteront pas immobiles jusqu'à ce qu'ils soient extirpés, leur assaut brisé et que le bras qui arme (NdR : l'Iran) le projet safavide au Yémen ne soit tranché ». Une tentative de même genre a également eu lieu à la même date à Saada, dans le nord du pays, mais elle a échoué, le kamikaze ayant été neutralisé avant de pénétrer dans l'édifice.
AQPA s'est empressé de démentir être impliqué dans ces actions sauvages. En effet, ce mouvement, tout en combattant rudement les forces chiites au Yémen, tente de respecter les consignes de son émir, le docteur Ayman al-Zawahiri. Cela fait des années que dernier demande à ses fidèles de ne pas s'en prendre aux mosquées, aux marchés, aux places publiques pour ne pas provoquer la mort de civils innocents. Point de mansuétude en cela, les chefs d'Al-Qaida se sont rendus compte au cours des années de lutte que tuer des civils musulmans attirait la réprobation des populations et devenait contreproductif.
Mais, dans la guerre civile qui se déroule aujourd'hui au Yémen, AQPA risque d'être tenté d'accroître ses opérations militaires en tenant de moins en moins compte des pertes collatérales pour ne pas perdre la face vis-à-vis de Daesh. En effet, les sympathisants des salafistes-jihadistes expriment une haine de plus en plus viscérale vis-à-vis des chiites en général et des Iraniens en particulier. Téhéran est accusé vouloir étendre son influence sur l'ensemble du Proche-Orient au détriment des populations sunnites, d'où l'appellation « safavide » qui fait référence à l'empire du même nom qui couvrit le Proche-Orient de 1501 à 1732.
L'attentat de Tunis
En Tunisie, l'objectif de l'attaque du 18 mars au musée du Bardo qui a fait 21 morts était clairement les touristes étrangers représentant les « mécréants ». Mais, le pouvoir est aussi visé car l'économie du pays, encore extrêmement fragile, dépend grandement de l'avenir du tourisme.
Les activistes tunisiens auraient été formés durant au moins un mois dans un des camps d'entraînement qu'a ouvert Daesh avec la participation d'Ansar al-Charia. A peu près au même moment, le Jund al-Khilafa fi Tunis, un nouveau groupe salafiste-jihadiste, est apparu en Tunisie. Il a diffusé un premier message, le 5 décembre 2014, puis un deuxième, très menaçant, le 15 mars 2015, soit trois jours avant l'assaut terroriste. La Libye est un problème majeur pour la sécurité de la Tunisie, car la présence de ce vivier de jihadistes aux portes du pays constitue un risque majeur pour le pouvoir en place. De plus, 3 000 volontaires seraient partis faire le jihad en Syrie, en Irak, en Afghanistan. 500 seraient revenus. Si l'on ajoute tous ceux qui passent en Libye pour s'embrigader auprès de Daesh ou d'autres groupes fondamentalistes, cela devient plus que préoccupant.
Il ne faut pas négliger la menace qui provient d'Algérie puisque Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) y est toujours actif. La région du mont Chaambi est infestée par les moudjahiddines de la katiba Okba ibn Nefaa qui dépend d'Al-Qaida « canal historique ».
Le processus de l'allégeance au « calife Ibrahim »
Al-Baghdadi avait averti dès novembre 2014 que, suite à de nouvelles allégeances, les terres de son « Emirat islamique » s'étaient étendues à celles d'Haramain (Arabie saoudite), du Yémen, de l'Egypte (le groupe Ansar Beit al-Maqdis au Sinaï), de la Libye, de l'Algérie (Jund al-Khifala fi Ard al-Jaza'ir – Les soldats du califat-) et du Caucase (Al-Qawqaz). Il appelle ces régions des « wilayas » (gouvernorats).
Depuis le début de l'année 2015, il a en outre reçu l'allégeance de groupes pakistanais (Khorasan), aussi présents en Afghanistan, et de Boko Haram, qui s'est lancé dans des opérations offensives au-delà des frontières du Nigeria. Dans ces deux cas, Al-Baghdadi a accepté ses allégeances dans les jours qui ont suivi. Mais le processus d'allégeance est plus compliqué qu'il n'y paraît. En fait, tout groupe peut solliciter son adoubement auprès du calife Ibrahim. Cependant ce denier ne l'accorde pas automatiquement. Dans son esprit, il faut que le demandeur ait deux caractéristiques pour être acceptée au sein de l'Etat islamique :
– avoir une capacité d'action opérationnelle ;
– posséder les moyens de communiquer avec l'extérieur, ce qui permet de mener des opérations de propagande mais aussi d'échanger avec le califat.
Par exemple, c'est pour ces raisons que le Jund al-Khifala fi Ard al-Jaza'ir avait mis en scène la décapitation du Français Hervé Gourdel en septembre 2014. Cette katiba dissidente d'AQMI devait se faire accepter par le calife Ibrahim. Elle a donc apporté la preuve de sa capacité « opérationnelle » mais aussi à communiquer[2].
Certains groupes en Indonésie, aux Philippines ont posé leur candidature pour rejoindre Daesh mais n'ont pas encore été acceptés car ils n'ont pas été capables de faire la preuve de leurs capacités de nuisance. Pour le moment, il ne s'est agi que de déclarations tonitruantes et de manifestations publiques conduites sous la bannière noire de Daesh. Il y a fort à craindre que des actions terroristes aient lieu prochainement dans ces régions du monde afin que ces groupes rejoignent de facto l'EI.
En sens inverse, les groupes qui font allégeance bénéficient du « label » Daesh ce qui est bon pour recruter de nouveaux membres tant sa popularité est grande, particulièrement au sein de la jeunesse musulmane miséreuse. Par contre, l'aide logistique et financière serait pour l'instant inexistante, Daesh cherchant surtout à consolider son bastion central.
*
Bien sûr, la guerre se poursuit dans le fief syro-irakien de Daesh. Le mouvement salfsite-jihadiste est mis en difficulté militaire dans les provinces d'Alep, de Raqqa et d'Hassaké par les forces légalistes et par les Kurdes. Selon un des principes de base de la guerre non conventionnelle, il réagit en menant des actions terroristes de grande ampleur. Ainsi, plus de 80 membres des forces du régime et des supplétifs, dans les provinces de Hama et de Homs, ont été tués le 20 mars, lors d'attaques suicide sur des points de contrôle. 33 personnes ont également été tuées lors d'attentats à l'occasion du nouvel an kurde (Newroz) à Hassaké ,dans le nord-est de la Syrie.
Daesh est loin d'être vaincu dans son repaire syro-irakien car les frappes de la coalition sont insuffisantes pour aller plus avant. Aucune guerre n'a jamais été gagnée sans qu'il y ait des troupes au sol et, pour l'instant, personne ne veut monter l'offensive décisive. Toujours auréolé de ses victoires de l'été 2014, l'« Etat » islamique défie crânement le monde entier ; de nombreux volontaires déclenchent à leur initiative mais, vraisemblablement aussi sur ses ordres – ce qui est nouveau -, des attentats partout où cela est possible. Comme c'est aussi la stratégie d'Al-Qaida « canal historique », l'avenir proche risque d'être sombre. Cela dit, le terrorisme[3] employé seul, n'a jamais fait tomber un Etat de droit.
- [1] Ecole théologique zaïdite proche du chiisme.
- [2] Les soldats du califat ont été étrillés par les forces algériennes, mais ils ont envoyé un message le 9 mars 2015 ce qui laisse à penser que l'on devrait entendre parler de nouveau de ce groupe dans les temps à venir
- [3] Le terrorisme est le moyen de combat le plus bas de la guerre non conventionnelle. Quand le mouvement qui l'emploie est assez puissant, il peut passer au deuxième niveau (guérilla et insurrection) ; puis, quand les forces adverses sont fortement diminuées, à celui de la guerre classique.