Confession d’un sicario mexicain
Alain RODIER
En décembre 2019, le New York Times a publié une intéressante enquête concernant le crime organisé au Mexique. Elle est basée sur la confession d’un important sicario (sicaire, tueur) mexicain devenu témoin de justice et qui a expliqué le fonctionnement des cartels depuis l’intérieur.
Suite à la trahison d’un proche, ce sicario, qui à 22 ans avait plus de cent meurtres à son actif, a été arrêté en 2017 dans l’État de Morelos situé au sud de Mexico. Rien que le contenu de son téléphone portable saisi par les autorités pouvait l’envoyer derrière les barreaux pour des dizaines d’années. Le responsable de Comisión Estatal de Seguridad pública (CES, la Sécurité publique) de l’État de Morelos, Jésus Alberto Capella (alias « Rambo ») lui a alors proposé le marché suivant : soit il coopérait avec la justice en entrant dans le cadre d’un programme de protection de témoins en livrant ses anciens commanditaires et collègues ; soit il était jugé, sachant qu’il risquait d’être condamné à 240 années d’emprisonnement (la peine de mort a été abolie au Mexique le 21 avril 2005). Ce marché était passé oralement, sans aucune trace écrite car cela n’était absolument pas légal. D’ailleurs, Capella a par la suite et des problèmes avec une commission d’enquête qui lui a reproché d’avoir détourné des deniers publics pour financer son programme. Peu lui importait car à ses yeux, seuls les résultats comptaient et pour en obtenir au Mexique, la meilleure méthode ne consiste pas à suivre les sentiers battus. Les mérites du responsable de la CES seront reconnus ultérieurement car il finira par être décoré pour son combat contre le crime organisé.
Celui que nous appellerons « S » – son identité n’a pas été révélée par mesure de sécurité – accepta le contrat et rejoignit une résidence sécurisée jouxtant la prison de Morelos. Les conditions de vie y étaient spartiates : un matelas à même le sol, une télévision, un four à micro-ondes et un réfrigérateur. En 17 mois d’interrogatoires, « S » permit de neutraliser nombre de criminels et les informations qu’il livra amenèrent les policiers à recruter une douzaine d’autres témoins de justice qui le rejoignirent dans sa résidence sécurisée. Le marché était toujours le même : l’absolution de leurs fautes en échange de renseignements… Ils étaient tous suivis psychologiquement par un pasteur-confesseur bénévole. Ces témoignages conduiront à la résolution une centaine d’affaires et feront baisser le taux d’insécurité dans l’État de Morelos, alors qu’il continuera à progresser dans l’ensemble du Mexique.
Le parcours initial du sicario « S »
Adolescent, il fut recruté en 2012 par le cartel Guerreros Unidos, issu de la disparition en 2011 du cartel des frères Beltran Leyva. Cette organisation, surtout active dans les États de Guererro et Morelos, est surtout connue pour avoir participé à l’enlèvement, le 26 septembre 2014, puis à l’assassinat, de 43 étudiants de l’Ecole normale d’Ayotzinapa, en collaboration avec la police municipale d’Iguala qui agissait sur ordre du maire José Luis Abarca Velázquez et de son épouse Maria de los Ángela Pineda aujourd’hui incarcérés.
Le cartel Guerreros Unidos se livrait à toutes les activités illégales connues, dont principalement le trafic d’héroïne vers les États-Unis, mais aussi ceux de la cocaïne et les êtres humains. L’héroïne provient principalement d’Extrême-Orient, grâce à une coopération avec les triades chinoises, mais est de plus en plus fabriquée sur place, la culture de l’opium venant compléter celle, plus traditionnelle de la coca.
« S » est issu de la petite bourgeoisie et d’un milieu familial uni. Il a fait après des études correctes et avait un bon potentiel pour mener une carrière de sportif professionnel. Toutefois, il s’est tourné vers les gangs de rues quand son père a perdu son emploi dans la compagnie des eaux où il était employé et que sa mère a été contrainte de travailler pour obtenir péniblement de quoi subvenir aux besoins de la famille. Doté d’un naturel assez violent et bagarreur, il a été repéré par le cartel qui lui a fait passer une épreuve : deux jeunes passants à Morelos lui furent désignés comme des cibles. Il en égorgea un alors que l’autre parvenait à s’enfuir. Il apprit après-coup que ces deux passants avaient été désignés au hasard uniquement pour juger comment il se comportait.
À la suite de cette épreuve, il fut envoyé pour six mois dans un camp d’entraînement situé dans les régions montagneuses situées au sud de Mexico, où se trouvaient déjà une vingtaine d’autres « stagiaires ». Après un footing matinal, ils s’entraînaient au maniement des armes et pratiquaient divers autres exercices. Les conditions de vie étaient très dures, les stagiaires étant volontairement confrontés au froid et à la faim. Une des premières épreuves consistait à démembrer un cadavre encore chaud. Lorsque le stagiaire ayant reçu la machette pour effectuer l’opération se mit à trembler et à hésiter, l’instructeur passa alors derrière lui et lui logea une balle dans la tête. Pour « S » qui voulait absolument devenir un tueur à gages pour avoir du pouvoir et surtout pour susciter le « respect » (en réalité, la peur), c’était le bon moment pour démontrer qu’il pouvait être un « psychopathe », un tueur sans merci et le « sicario le plus craint dans le monde ». Il se retrouva au-dessus du cadavre retenant une terrible envie de vomir. Il ferma les yeux et commença à dépecer le corps à l’aveugle.
Petit à petit, ce type d’épreuve le débarrassa de toute peur, d’empathie et de ce qui lui restait d’humanité. Il reconnut plus tard que ses instructeurs avaient fait de lui une bête sauvage, un prédateur, sans remords. Durant cette période d’entraînement, d’autres stagiaires qui n’avaient pas donné satisfaction furent eux aussi exécutés pour l’exemple, leurs corps – vivants ou morts – se retrouvant parfois pendus à des arbres, servant de cibles pour l’entraînement au tir. Les détails donnés par « S » viennent confirmer ce que l’on savait déjà des « écoles du crime » accueillant de jeunes adolescents, leur faisaient subir les pires violences, puis les obligeaient à commettre des atrocités sur des victimes enlevées au hasard. L’objectif est toujours le même, décérébrer ces individus pour en faire des tueurs impitoyables insensibles à la moindre humanité.
À l’issue du stage, « S » fut envoyé à Acapulco pour combattre d’autres cartels afin de prendre le contrôle de cette ville touristique. En effet, cette cité mondialement connue était encore au début des années 2000, un havre de sécurité où tous les boss d’organisations criminelles pouvaient se retrouver avec femmes et enfants sans rien craindre de leurs voisins. C’était la seule ville du Mexique considérée comme une « zone franche ». Mais l’attrait financier qu’elle représentait a fini par la transformer en théâtre d’affrontements sanglants.
« S » revint ensuite à Morelos, mais la situation avait changé. Son chef direct avait été tué et son organisation avait été absorbée par Los Rojos (une faction du cartel du Golfe) dont le leader local, Santiago Mazari Hernández – connu sous le surnom d’ « El Carrete » – lui proposa de travailler pour lui. De toute façon, « S » n’avait pas le choix. C’était cela ou être tué. C’est sous sa houlette que « S » devint l’un des assassins les plus réputés de l’État de Morelos.
Ce que « S » a révélé sur les sicarios
Selon « S », les sicarios n’assassinent pas de leur propre initiative. Ils reçoivent des objectifs à qui ils doivent généralement donner un dernier avertissement. Ils ne passent à l’action que si la personne visée refuse de prendre en compte la menace. Leurs cibles sont les membres d’autres cartels – question de concurrence -, mais aussi les petits voyous indépendants qui dérangent les affaires en attirant trop d’attention de la police. Au sein de cette dernière – comme dans le reste de l’administration -, de nombreux fonctionnaires sont recrutés comme agents de renseignement et permettent, grâce à leurs dossiers, d’identifier de nouvelles cibles, mais aussi de prévenir les sicarios de toute opération policière en préparation.
Si possible, les femmes, les enfants et les travailleurs sont épargnés mais, parfois la gestion des affaires oblige à déroger à cette règle. Enfin, les pertes collatérales sont nombreuses mais jamais un problème… De toute façon, la police ne trouve généralement jamais de témoins acceptant de parler car ils ont bien trop peur des représailles qui seraient exercées sur eux et sur leur famille !
Le Mexique vit depuis 2006 une véritable guerre intérieure qui a causé entre 150 000 à 200 000 morts. Les sicariosse sont fait une spécialité d’assassiner théâtralement leurs victimes, et ont devancé Daech par la diffusion vidéo de leurs méfaits afin de créer la peur-panique au sein de la population par l’horreur des méthodes employées. Le démembrement des victimes, à l’origine une spécialité mexicaine, s’est aujourd’hui étendue à toute l’Amérique latine. Les restes sont éparpillés sur la voie publique avec des avertissements écrits attachés aux morceaux du corps. Des individus sont également pendus sous des ponts qui enjambent des voies à grande circulation.
Même à l’intérieur des cartels, c’est le règne de la paranoïa : en effet, il arrive que des hommes de confiance assassinent leurs chefs. En conséquence, ces derniers font exécuter leurs adjoints dès qu’ils ont le moindre soupçon. Les amis n’existent pas puisqu’ils peuvent trahir à tout moment… Quant aux familles, un des tests connus que doit subir un futur sicario consiste à en assassiner un des membres qui lui est désigné.
La fin de collaboration de « S » avec la justice
Pour en revenir à « S », son problème résidait dans le fait que le programme de protection de témoins organisé localement dont il bénéficiait n’avait pas d’existence légale ; seules les forces fédérales sont autorisées à officier de la sorte. Mais minées par la corruption et l’incompétence, elles n’obtiennent presque jamais de résultat. C’est Alberto Capella qui avait pris sur lui de lancer cette initiative dans l’État de Morelos. Ayant survécu à de nombreux affrontements avec le crime organisé, il pensait que cela valait le coup de se situer en marge de la loi pour combattre les sicarios de manière efficace.
Mais après d’indéniables succès, Alberto Capella fut muté en septembre 2018 à plus de 800 kilomètres et son programme s’éteignit doucement car tout il n’existait pas officiellement et n’avait plus aucun soutien officieux. Les témoins de justice s’en allèrent les uns après les autres et au moins l’un d’entre eux fut assassiné. « S » resta le dernier, jusqu’à l’été 2019. Son ultime succès fut sa participation à l’arrestation, de son ex boss, « El Carrete », le 1eraoût 2019 ; elle fut suivie de celles de ses deux fils à la fin de l’année. Los Rojos étaient ainsi sévèrement affaiblis dans l’État de Morelos.
Puis « S » commença à craindre que la police ne le livre à la justice ou, pire encore, aux restes des gangs criminels qu’il avait aidé à affaiblir. Aussi, il s’échappa à son tour. Il faut dire qu’il avait commencé à préparer sa reconversion en se mettant à trafiquer de la marijuana avec d’anciens compagnons de la résidence sécurisée retournés sur le pavé. Bien lui en prit, car les tueurs n’étaient effectivement pas loin derrière lui. Son frère, qui s’était toujours gardé d’approcher le crime organisé et s’était engagé dans l’armée, fut assassiné par balles et un mot accroché à son cadavre : « voilà ce qui arrive aux mouchards ».
Aujourd’hui, nul ne sait ce qu’est devenu « S » ni s’il a repris ses activités antérieures en indépendant. Par contre, le successeur de Jésus Alberto Capella à la tête de la CES, Antonio Ortiz Guarneros, ne semble pas remporter les mêmes succès. Il reconnaissait en décembre 2019 que cinq cartels se disputaient la suprématie dans l’État de Morelos : le Cartel de Jalisco/Nouvelle Génération (très en pointe à l’heure actuelle au Mexique) ; les survivants deLos Rojos ; la famille Michoacana (qui semble avoir disparu depuis quelques mois), Les Tlahuicas ; et les Mayas.
*
La vision d’une situation par le petit bout de la lorgnette permet de comprendre pourquoi la situation sécuritaire catastrophique que connaît le Mexique va se poursuivre. En effet, tant qu’il y aura des hommes comme « S » capables de massacrer à peu près n’importe qui, il y aura des « employeurs » qui profiteront de ces capacités prédatrices pour bâtir des empires financiers basés sur toutes les activités illégales. À l’autre bout de la chaîne, tant qu’il y aura des « clients », petits ou grands, les « affaires » se poursuivront. Les autorités du l’ensemble du continent américain, ne font que gérer au mieux « l’ingérable », tant les sociétés sont minées, du Canada à la Terre de feu, par le crime organisé national et transnational.