Asman, derrière la ville « komouz »
David GAÜZERE
Asman (« le ciel », en kirghiz) se veut être une capitale intelligente et en osmose avec l’écologie et les nouvelles technologies. Avec la pose de la première pierre le 30 juin 2023, c’est un projet urbain faramineux, futuriste, mais aussi onéreux qui s’est mis en place pour une inauguration prévue en 2030.
L’opacité de son financement et sa localisation très excentrée et très « politique » dans le pays posent question. En effet, derrière ce noble projet apparaissent des opérations de blanchiment et le rôle de la criminalité organisée, désormais au pouvoir au Kirghizstan depuis la troisième révolution d’octobre 2020.
Une ville futuriste en osmose écologique et technologique
Située au nord-ouest du lac Yssyk-Koul’, près de la ville de Balyktchy[1], Asman se veut être une « éco-ville » ou une « ville intelligente », construite pour offrir une nouvelle capitale au pays et développer le tourisme dans une région dont la notoriété dépasse déjà les frontières. Prévoyant d’accueillir entre 500 000 et 700 000 habitants d’ici 2030, Asman répond à un plan architectural et infrastructurel très futuriste.
La ville, vue du ciel, devra avoir la forme d’un komouz, le luth traditionnel kirghiz à trois cordes. Elle devra abriter des infrastructures d’accueil pour les entreprises, des centres de santé et d’affaires, des stades, des parcs de haute technologie, des institutions financières et de crédit. Pour les autorités kirghizes, Asman sera non seulement un centre touristique, économique et financier majeur pour le pays, mais servira également de locomotive pour le développement de l’ensemble de ces secteurs au niveau national.
Sensible à la fibre écologique, le président kirghiz, Sadyr Japarov prévoit que « lors de la planification, du développement et de la réflexion sur chaque détail de l’infrastructure, nous veillerons attentivement au respect des normes de protection de l’environnement et de durabilité. Nous adopterons les meilleures pratiques mondiales en matière de gestion des ressources en eau, d’élimination des déchets et de systèmes de chauffage »[2]. Pour ce faire, toujours selon le président, toute l’infrastructure urbaine d’Asman sera développée à l’aide de technologies de pointe qui minimiseront l’impact négatif sur l’environnement par l’utilisation de sources d’énergie renouvelables et la création d’espaces verts. Un système équilibré de gestion des déchets sera mis en place. L’infrastructure de production sera basée sur des développements de haute technologie avec une utilisation extensive des sources d’énergie alternatives, une consommation optimale des ressources, des modes de transport respectueux de l’environnement, ainsi que l’adhésion aux principes de l’économie verte[3].
Une certaine opacité financière
Le coût de la construction de la ville serait estimé à 17,8 milliards d’euros provenant en totalité de financements privés, ce qui en ferait le projet le plus coûteux porté par le Kirghizstan depuis son indépendance.
Le projet futuriste, aussi séduisant soit-il, pose cependant certaines interrogations partout dans le pays et à l’international, d’autant plus qu’il est le premier d’une telle ampleur à voir le jour dans un pays dont le revenu médian ne dépassait pas les 280 € par mois par habitant en 2023.
Les 17,8 milliards d’euros nécessaires à la construction de la ville représentent en effet un montant quatorze fois supérieur au montant annuel de tous les investissements en capital fixe dans la république et la nature des financements privés n’est toujours pas claire.
On parlait en 2021 d’une mystérieuse société française – sans la nommer – comme investisseur principal à Asman. Puis de la société sud-coréenne Promise Land pour le financement immédiat de « quelques infrastructures » à hauteur de 890 millions d’euros, avant d’autres investissements potentiels ultérieurs.
Enfin, les dates de livraison des infrastructures sont encore imprécises, tout comme celle de l’achèvement de la construction de la ville. Sur le compte Instagram de cette « éco-ville », rien de nouveau n’a été publié depuis le printemps 2022. Seuls quelques posts affirment que la ville sera construite « bientôt »[4].
Le Bureau pour l’Asie centrale de l’Institute for War and Peace Reporting note qu’il n’y a aucune communication autour des autres hommes d’affaires intéressés, notamment sur la rentabilisation de leurs investissements autrement qu’en vendant et louant des appartements sur place. Il note aussi que les impacts à plus ou moins long terme de la construction d’une ville aussi importante sur l’environnement – notamment ses effets sur la préservation de l’écosystème fragile du lac Yssyk-Koul -, n’ont pas encore été étudiés avec tout le sérieux nécessaire[5].
La succession de promesses évasives relayées par une communication défaillante, l’opacité autour des financements et de la gestion de la construction d’Asman et le choix très « politique » de son emplacement amènent chacun à s’interroger sur les activités de blanchiment ou liées à la criminalité organisée qui pourraient exister derrière ce projet urbain, notamment en raison des liens géographiques, claniques et tribaux des nouvelles autorités kirghizes et de leurs relations troubles avec la criminalité organisée.
Blanchiment et criminalité organisée
Le président Japarov est originaire de la région d’Asman. Il est issu de la tribu des Bougous… comme Kamtchybek Kolbaev, le chef de la pègre kirghize. Ces deux hommes, aidés de Kamtchybek Tachiev et de Raïmbek Matraïmov – deux fortes et sulfureuses personnalités du sud du pays – ont mis fin en octobre 2020, par une troisième révolution depuis l’indépendance du Kirghizstan en 1991, à l’alternance traditionnelle du pouvoir entre le « Nord » et le « Sud » du pays, devenue au fil des ans dangereuse pour la survie de l’unité nationale[6].
Depuis, se caractérisant par un regain d’autoritarisme et des liens troubles avec la criminalité organisée, le nouveau pouvoir politique entend se présenter devant le peuple comme la dernière alternative de paix, d’ordre, de stabilité et d’unité nationale possibles face au chaos et à l’éclatement du pays et le seul capable de garantir une certaine respectabilité à l’international[7].
Intéressons-nous au parcours des deux principaux protagonistes de la région d’Asman[8] :
– Sadyr Japarov est un personnage marquant par son énergie et sa jeunesse relative (55 ans). Il est né en 1968 dans le village de Ken-Souou, dans la région nord-est du lac Yssyk-Koul’, et a suivi une formation de professeur d’éducation physique. Il s’enrichit à la tête d’une compagnie gazière et, en 2005, partisan de l’ancien président Bakiev, devient député. En 2012, il est emprisonné pour avoir suscité des troubles en faveur de la nationalisation du gisement d’or de Koumtor. Il est libéré au bout de quelques mois, mais ayant récidivé et pris en otage en 2013 le gouverneur de Karakol, il se réfugie à Chypre où il devient une sorte de représentant officieux du clan Bakiev. Il est arrêté à nouveau, le 25 mars 2017, à l’aéroport de Manas, à son retour de Chypre : on lui reproche probablement son engagement bakiévien. Il est alors accusé de l’enlèvement du gouverneur de la région d’Yssyk-Koul’ en 2013. Japarov nie ce fait et, le 4 avril 2017, proteste contre sa détention préventive en se mutilant au coude et à la main gauche. Il est condamné très sévèrement, le 2 août 2017, à 11 ans et 6 mois de privation de liberté et de détention dans une prison à régime sévère. Le 6 octobre 2020 au matin, il se trouve encore en prison, ne se doutant pas encore qu’il terminera sa journée au poste de Premier ministre avant de devenir dix jours plus tard chef d’État ! Des partisans, travaillés par les forces de Kolbaev, l’ont libéré et placé à la tête de la mandature suprême à l’issue de cette révolution d’octobre 2020. Depuis, Japarov a conforté son pouvoir, remportant l’élection présidentielle anticipée du 10 janvier 2021, en dépit de nombreuses irrégularités constatées, et a placé ses hommes aux postes-clé de l’État.
– Kamtchybek Kolbaev est un vor v zakone (« voleur dans la loi »[9], en russe), une sorte de bandit d’honneur reconnu par ses pairs en 2008 à Moscou. Il est âgé de 49 ans et est issu de Tcholpon-Ata, une station balnéaire très prisée des estivants kirghiz, centrasiatiques et russes, siutée au nord du lac Yssyk-Koul’. Sa richesse considérable est fondée principalement sur le trafic des drogues transitant, via l’Asie centrale, par la « route du nord », d’Afghanistan vers la la Russie. Kamtchy, comme disent familièrement les Kirghiz avec craintemais aussi une sorte d’affection mêlée de fierté, est un genre de « Robin des bois » national recherché par toutes les polices et dont la tête a été mise à prix par le FBI en tant que baron de la drogue. Il ne semble pas avoir d’ambition politique et n’est cité ici que pour son prestige et son influence cachée sur l’exécutif politique kirghiz. Il a cependant été arrêté par le nouveau pouvoir, probablement désireux de se dédouaner de sa réputation mafieuse mais aussi d’avoir dans son jeu, en le détenant, un atout face aux États-Unis. Toutefois, aussi discrètes soient-elles, les relations demeureraient entre Kamtchy et les autorités kirghizes.
La popularité de ces hommes repose avant tout sur le fait qu’au Kirghizistan la mafia, plus qu’ailleurs, « materne » le peuple, notamment à travers les liens claniques et tribaux. Pour les Kirghiz, les grands mafieux sont donc toujours un recours, avec leur système et leurs moyens, pour tous ceux de leur tribu, de leur clan et, bien sûr, pour leurs amis. L’alliance de leur pouvoir « noir », souterrain, officieux, avec le pouvoir « rouge », officiel, des « organes » répressifs ex-soviétiques – la milice, la sécurité d’État, le procurateur, l’armée et l’administration des prisons – reste ainsi pour les Kirghiz la condition du bon fonctionnement de l’État et de la paix sociale, quitte en retour à faire preuve de mansuétude sur la nature opaque de certaines dépenses somptuaires de leurs dirigeants[10].
D’ici son inauguration prévue en 2030, le projet urbain d’Asman n’aura donc pas fini de faire encore parler de lui.
[1] Étendu sur plus de 4 000 hectares, l’emplacement d’Asman se situe entre les villages de Torou-Aïgyr et de Tchyrpykty, à une vingtaine de kilomètres de la ville de Balyktchy (https://www.asmancity.com; https://www.youtube.com/watch?v=42I9kLCp1Is).
[2] https://vesti.kg/politika/item/113627-sadyr-zhaparov-gorod-asman-stanet-finansovym-khabom-soedinyayushchim-vostok-i-zapad-sever-i-yug.html
[3] https://novastan.org/fr/decryptage/asmane-la-future-metropole-touristique-kirghize-suscite-de-nombreuses-interrogations
[5] https://cabar.asia/ru/kyrgyzstan-asman-gorod-budushhego-ili-illyuzij
[6] http://omeka.geopolitique.net/files/original/c63a210fa89d4e89e6077456994ddbd9.pdf
[7] https://www.iris-france.org/151507-kirghizistan-coup-detat-masque-en-revolution-doctobre; https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/le-kirghizstan-restera-t-il-plus-libre-et-pluraliste-que-ses-voisins-7322374
[8] https://www.iris-france.org/151507-kirghizistan-coup-detat-masque-en-revolution-doctobre ; http://omeka.geopolitique.net/files/original/c63a210fa89d4e89e6077456994ddbd9.pdf
[9] Organisation semi-clandestine de criminels née dans les camps staliniens et caractéristique de l’espace russophone. Elle vise à réguler quelque peu les rapports entre grands mafieux.
[10] https://www.iris-france.org/151507-kirghizistan-coup-detat-masque-en-revolution-doctobre . Cette attitude peut également être observée chez d’autres peuples au passé nomade, comme les Kazakhs ou encore les Turkmènes. Chez ces derniers, la comparaison peut même s’avérer troublante, puisqu’ils sont également en train de construire, dans des conditions comparables, Arkadag, leur nouvelle « capitale intelligente » (https://economist.kg/ekonomika/2023/07/05/asman-i-arkadagh-sravnieniie-umnykh-ghorodov-tsientralnoi-azii).