Ansar al-Sharia, faux nez pour Al-Qaida?
Alain RODIER
En cette période de guerre de l'information – pour ne pas dire de propagande effrénée – à laquelle se livrent certains Etats et les activistes musulmans, qu'ils soient chiites ou sunnites, il est intéressant de constater que de « nouveaux » mouvements apparaissent sur les différents théâtres du djihad. Le nom qui revient le plus fréquemment est celui d'Ansar al-Sharia (« Les partisans de la charia »). Tous ces groupes, qui paraissent disparates et distincts à première vue, prônent une idéologie commune : l'établissement d'Etats islamiques appliquant strictement la charia là où ils se trouvent. S'il semble qu'Al-Qaida n'est pas directement impliqué dans ces initiatives, le mouvement de feu Oussama Ben Laden pourrait en profiter pour se régénérer afin de poursuivre sa lutte dont le but ultime reste la création d'un califat mondial.
La stratégie d'Al-Qaida en matière d'insurrection
Pour tenter de décrypter ce qui se passe dans différentes parties du monde, il convient de se rappeler que les activistes islamiques d'Al-Qaida suivent un processus de trois phases pour parvenir à leurs fins.
– Première phase : la mise sur pied clandestine de l'insurrection :
- créer les cellules clandestines ;
- infiltrer les organisations présentes sur le terrain (gouvernements, ONG, etc.) ;
- recruter et former de futurs cadres ;
- obtenir des soutiens financiers extérieurs ;
- établir une zone sûre pour y implanter des moyens logistiques et de formation ;
- lancer des campagnes de propagande.
– Deuxième phase : l'expansion de l'insurrection :
- fomenter des troubles afin d'affaiblir les capacités socio-économiques des autorités légales ;
- exploiter systématiquement les sources de mécontentement des populations ;
- organiser des grèves, des manifestations voire des émeutes ;
- accentuer les recrutements en se concentrant désormais sur la base populaire ;
- mener des actions ponctuelles de terrorisme, d'intimidation et des assassinats ciblés ;
- tenter d'obtenir le soutien populaire, particulièrement en se livrant à des actions de type humanitaire ;
- développer les réseaux clandestins.
– Troisième phase : la généralisation de l'insurrection :
- développer des actions de guérilla dans les agglomérations et dans les campagnes ;
- commencer à mener une guerre de mouvement du faible au fort ;
- éliminer toute opposition en se débarrassant parfois de ses premiers alliés ;
- créer des organisations de masses pour rendre possible la mise sur pied d'un émirat islamique.
La mise en oeuvre de cette stratégie dans les pays du djihad
Au Yémen, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) avait largement atteint le milieu de la troisième phase décrite ci-dessus avant que Sanaa ne se reprenne. Depuis le début de l'année, AQPA est donc plus sur la défensive, ayant abandonné les nombreuses régions où le mouvement s'était installé dans le sud du pays. Il n'empêche qu'AQPA reste redoutable, ayant renoué avec la tactique terroriste à défaut de pouvoir désormais affronter directement les forces armées yéménites qui ont regagné en puissance et en efficacité. AQPA a également analysé ses erreurs. En effet, les populations yéménites, très jalouses de leurs particularités, admettaient mal la présence des combattants internationalistes. Elles supportaient encore plus difficilement que ces « étrangers » dictent ce qu'elles devaient faire. Par contre, traditionnellement très religieuses et, surtout, souhaitant un rétablissement rapide de la sécurité, elles ont accepté les membres d'une « nouvelle organisation » baptisée Ansar al-Sharia, en fait, un « faux nez » d'AQPA. Cette organisation leur apporte ce que l'Etat était incapable de leur fournir : une certaine tranquillité civile, une aide sociale, de l'eau, de l'électricité et la justice (même appliquée selon le principe de la charia dans la mesure où elle se montre alors cruelle mais particulièrement efficace). Il convient toutefois de souligner que, bien que se revendiquant d'Al-Qaida, AQPA est indépendant du commandement de cette organisation encore installée en zone afghano-pakistanaise (AFPAK). Sa décision de changer d'appellation a donc été prise localement pour lieux coller à la réalité du terrain.
En Irak et en Syrie, le mouvement Ansar al-Sunnah, héritier d'Ansar al-Islam né en 2003 après l'invasion américaine, a également adopté la nouvelle appellation de Ansar al-Sharia. Bien que d'obédience sunnite, il semble que les activistes de ce mouvement n'aient pas de liens organiques avec Al-Qaida en Irak. Ces deux entités se sont même opposées violement dans le passé. Il est donc possible qu'Ansar al-Sharia soit bien ici un groupe distinct. Cela ne cause pas de souci majeur à Al-Qaida puisque l'insurrection en Irak atteint un niveau tout à fait satisfaisant à ses yeux. Il faut dire que le cas irakien est particulier : c'est désormais le lieu d'affrontement principal – bien davantage que le conflit en Syrie qui est très médiatisé – entre les chiites et les sunnites. Pour ces derniers, l'effort ne consiste donc pas à gagner le coeur des populations mais à tuer un maximum de chiites et à défendre les zones contrôlées par les sunnites. L'Irak est donc, avec la Syrie, un des conflits que se livrent par procuration l'Iran chiite et l'Arabie saoudite et les pays du Golfe persique à majorité sunnite.
En Libye, plusieurs groupes utilisent l'appellation Ansar al-Sharia. Le plus connu est le Ansar al-Sharia Benghazi (ASB) dirigée par Muhammad al-Zahawi qui a été impliqué dans l'attaque du consulat américain de septembre 2012 au cours de laquelle l'ambassadeur américain a trouvé la mort. Il existe également le Ansar al-Sharia de Derna (ASD), dirigé par un ancien détenu de Guantanamo, Abou Sufyan bin Qumu, transféré en la Libye en 2007 puis libéré en 2010. Ces deux formations qui ont été mises sur pied après la mort de Muammar Kadhafi ne paraissent pas entretenir aujourd'hui de lien entre elles. Le rôle d'ASD dans l'attaque du consulat américain n'est pas toujours pas éclairci. Il semble que le processus d'insurrection en Libye soit actuellement tout au début de la phase 3. En effet, les visées d'Al-Qaida sont contrecarrées par les intérêts des différentes tribus et factions qui constituent le plus grand frein à sa volonté d'expansion « populaire ».
En Egypte, une organisation portant également ce nom serait dirigée par le cheikh Ahmad Ashush qui a prononcé une fatwa visant les personnes impliquées dans la réalisation du film « L'innocence des musulmans ». Ancien membre du Djihad islamique égyptien, il a passé de longues années en prison, n'ayant recouvré la liberté qu'après le départ du président Moubarak. Il convient de souligner que de nombreux cadres d'Al-Qaida, dont son actuel numéro un, le docteur Al-Zawahiri, sont de nationalité égyptienne, dépassant en nombre les Saoudiens. Il est donc prévisible que l'Ansar al-Sharia égyptien – là aussi un « faux nez » pour Al-Qaida – se développe à l'avenir. L'important est de savoir quelle va être la réaction des Frères musulmans aujourd'hui au pouvoir. Un « marqueur » intéressant est ce qui se passe dans le Sinaï où, selon Israël, un seul groupe terroriste serait à l'origine de la vague d'attentats et de troubles qui a lieu depuis l'été 2012. Il s'agirait du Ansar Bayt al-Maqdis ou Ansar Jerusalem. Composé de Bédouins mais aussi d'Egyptiens venant de la région du Nil, ce mouvement souhaite également l'établissement d'un Etat islamique mais ne parait pas entretenir actuellement de liens avec Ansar al-Sharia en Egypte.
Au Maroc, une organisation portant encore cette appellation est apparue en septembre 2012. Dans sa seule déclaration publique, cette entité affirme n'avoir aucun lien avec les mouvements du même nom présents dans d'autres contrées. Son but serait de répandre la parole de Dieu et ses lois, de dénoncer l'Occident décadent et d'aider les miséreux. Serait-ce la première phase du processus décrit au début de cette note ?
En Tunisie, en mars 2011, après le départ du président Zine El-Abidine Ben Ali, de nombreux prisonniers ont été libérés. Parmi eux se trouvaient de nombreux islamistes radicaux dont Saifullah ben Hassine – alias Abou Iyad al-Tunisi – qui avait été à l'origine du Groupe combattant tunisien en Afghanistan. Ce mouvement a participé au complot qui avait conduit à l'assassinat du commandant Ahmed Shah Massoud, le « lion du Panshir », deux jours avant les attentats du 11 septembre. Peu après sa libération, Bin Hussayn a organisé une conférence regroupant des salafistes qui a donné naissance à Ansar al-Sharia en Tunisie (AST). Cette conférence, qui a réuni quelques centaines d'activistes en 2011, a été renouvelée en 2012, avec cette fois 10 000 participants présents. A l'évidence, le salafisme est en progression exponentielle en Tunisie, ce qui devrait profiter à AST. De nombreux activistes dépendant de cette organisation sont de toutes les manifestations qui regroupent des islamistes fanatiques. Il est pour l'instant difficile de déterminer s'ils les accompagnent ou s'ils en sont à l'origine. Par ailleurs, AST a commencé à développer l'aide sociale en secourant les populations miséreuses et en fournissant des vivres et des vêtements, particulièrement durant le dernier ramadan.
Il existe enfin un Ansar al-Sharia au Maghreb qui ne se livrerait pour l'instant qu'à des actions caritatives. Ses relations entretenues avec Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) sont aujourd'hui inconnues.
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S'il est vraisemblable que l'émergence de ces différents Ansar al-Sharia est due, au départ, à l'initiative d'individus ou de groupuscules isolés, il est probable qu'Al-Qaida se cache derrière certains mouvements afin de regagner la confiance et la collaboration des populations. En effet, le discours est toujours le même : « les musulmans doivent se défendre contre les agressions des apostats[1] et des impies[2] pour, au final, établir des terres où règnera l'islam ». La méthode aussi est similaire : l'action caritative qui supplée les manques des autorités en place et pousse les populations dans les bras des activistes islamiques.
Toutefois, aucune connexion formelle entre les différents groupes ni aucun commandement unifié n'ont été découverts à ce jour. Les salafistes ont également pour habitude de multiplier les appellations de leurs groupes de manière à brouiller les pistes.
Par contre, bien que certains observateurs avertis affirment qu'Al-Qaida ne constitue plus une menace pour l'Occident, il semble qu'en réalité, la nébuleuse terroriste continue à muter et est loin d'avoir disparu. Elle ne fait que présenter un nouveau visage, plus diffus et totalement décentralisé. Sans vouloir faire preuve de pessimisme exagéré, la simple constatation des faits n'est pas très encourageante pour l'avenir : l'Irak, la Syrie et le Nigeria connaissent des guerres civiles où les extrémistes sunnites – liés ou non à Al-Qaida – tiennent le haut du pavé. L'Egypte, la Libye et la Tunisie sont totalement déstabilisées avec un futur pour le moins incertain. De nouveaux foyers terroristes et criminels sont établis au Sahel, au Yémen et en Somalie. Enfin l'Occident est infiltré à travers l'immigration qui devrait s'accentuer considérablement dans les années à venir, car il s'agit là d'une résultante des crises décrites ci-avant. Or, fort curieusement, tous les migrants ne sont pas forcément hostiles aux salafistes qui sont aux commandes dans les Etats qu'ils ont quittés. Par exemple, les Tunisiens vivant en France ont voté majoritairement pour le parti « islamique modéré » Ennahdda lors des dernières élections d'octobre 2011.