Al-Qaida sur la route de Jerusalem ?
Alain RODIER
La guerre de l'information qui fait rage à l'occasion des évènements qui se déroulent en Syrie affirme que l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) est en perte de vitesse. Cela serait le résultat des attaques dont il fait l'objet, non seulement de la part de l'opposition laïque ou « islamique modérée », mais aussi du Front Al-Nusra, la représentation officielle d'Al-Qaida en Syrie.
En fait, l'EIIL, qui a certes abandonné en Syrie quelques positions militaires superficiellement tenues, étend son influence en Irak et au Liban et s'est emparé de postes à la frontière syro-turque, à tel point que l'armée turque a reçu, début février, l'ordre d'effectuer des tirs de riposte en territoire syrien en prenant pour cible des convois de l'EIIL. Qu'Ankara, qui est un des soutiens les plus fidèles de la rébellion, reconnaisse que l'EIIL, tout comme le Front Al-Nusra, constitue désormais un « danger » est un véritable retournement de situation.
D'autan qu'Israël accuse la Turquie d'accueillir au moins trois camps d'Al-Qaida sur son sol. Il est en effet probable que des fondamentalistes musulmans doivent se trouver au sein des 21 camps de réfugiés (200 000 âmes) répartis dans dix provinces turques, sans compter les 300 à 400 000 Syriens qui résident hors de ces structures. Mais de là à prétendre que des « camps » d'Al-Qaida sont couverts par les autorités, il y a un raccourci qui relève de la désinformation.
Par contre, l'Etat hébreu a parfaitement raison d'être de plus en plus inquiet car Al-Qaida est en train de grignoter progressivement du terrain en Syrie et au Liban, s'implantant aux portes de son territoire.
Le but affiché de la direction d'Al-Qaida central (la chura, le « conseil consultatif ») emmené par le docteur Al-Zawahiri, basée au Pakistan, est que la guerre sainte (djihad) menée en Irak et en Syrie s'étende désormais aux pays voisins[1]. Son modèle idéologique reste l'« Etat islamique d'origine » (al-dawla al-islamiya) fondé en 622 par le prophète Mahomet à Médine. Cette ville était considérée comme la capitale du califat de l'empire islamique global qui « ne reconnaîtra aucune frontière, ne fera pas de distinction entre arabes et non arabes, entre l'Occident et l'Orient. Il sera basé exclusivement sur la piété et la reconnaissance de Dieu ». Conscient que cet objectif prendra des générations, Al-Qaida limite ses ambitions actuelles à une extension régionale qui pourrait s'appeler « Sur la route de Jérusalem … ». En effet, si la prise des lieux saints de Médine et de la Mecque reste un objectif lointain, la menace contre les lieux saints de Jérusalem semble plus être à la portée de l'organisation créée par Ben Laden. En effet, celle-ci n'a jamais été aussi proche, géographiquement parlant, du sanctuaire de ses ennemis « juifs et croisés ». Ainsi, l'étau se resserre peu à peu autour des lieux saints des religions monothéistes, prenant petit à petit Israël en tenailles.
Egypte
Au sud, Al-Qaida est de plus en plus présent en Egypte où il se livre à de nombreux attentats, mais surtout dans le Sinaï (avec notamment le Ansar Bayt al-Maqdis ou Ansar Jerusalem et un nouveau venu, le Ajnad Misr : « Les soldats d'Egypte »). En effet, les forces de sécurité ne parviennent pas à contrôler ces étendues désertiques. Si les attaques sont aujourd'hui essentiellement dirigées contre les Egyptiens, les gazoducs approvisionnant Israël et la Jordanie font régulièrement l'objet d'actes de sabotage.
Un fait particulièrement inquiétant est la destruction le 25 janvier 2014 d'un hélicoptère égyptien à l'aide d'un missile anti-aérien portable moderne, dont l'origine est vraisemblablement libyenne. Cela fait peser une grave menace sur les aéronefs israéliens, particulièrement civils. Il convient de se souvenir que la plupart des aéroports de l'Etat hébreu sont à portée d'armes anti-aériennes de ce type. Certes ils font l'objet d'une surveillance constante mais ce n'est pas la même chose pour les plateformes aériennes étrangères où des appareils israéliens peuvent faire escale.
De plus, des cellules djihadistes infiltrées, depuis le territoire égyptien, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie seraient en train de recruter de jeunes Palestiniens. Une fois organisés et armés, ils seront à même de réaliser des tirs de roquettes et de mortiers en direction d'Israël (ce qui a commencé depuis janvier 2014 à Eilat) et, plus grave encore, de tenter d'y commettre des attentats. Certes, Israël lutte avec efficacité contre ce phénomène depuis des décennies, mais l'arrivée à proximité de ses frontières de nouveaux forcenés – qui ne sont pas forcément identifiés par les services de sécurité – en particulier des Caucasiens, peut considérablement compliquer la donne. En effet, les djihadistes sont des adeptes des attentats suicide qui sont très difficile à déjouer. Enfin, les autorités égyptiennes affirment que les cellules présentes au Sinaï ont reçu des renforts en provenance du Yémen, de Somalie, de Libye, du Maghreb et du Caucase.
Al-Zawahiri qui semble prendre en considération ce nouveau front qui s'est ouvert grâce aux suites catastrophiques des révolutions arabes, a adressé fin janvier 2014 un message à destination de « notre peuple du Sinaï ». Symptomatiquement, il traite le général Abdel Fattah Al-Sissi d'« agent des croisés et des sionistes ».
La propagande du Caire prétend que les groupes terroristes d'Al-Qaida agissant en Egypte, et plus particulièrement les auteurs des derniers attentats du Caire, sont liés aux Frères musulmans. Bien sûr, cette campagne est destinée à déconsidérer la confrérie. En fait, les djihadistes salafistes sont aussi les adversaires des Frères musulmans depuis que ces derniers ont accepté de participer à la vie politique légale. Toutefois, un certain nombre d'activistes de la confrérie, déçus par la tournure qu'ont pris les évènements, ont bien pu rejoindre les rangs des djihadistes.
Le rôle joué par l'Arabie saoudite en Egypte est sujet à interrogations. D'un côté, Riyad apporte son aide au régime mis en place par le général Sissi qui a écarté les Frères musulmans, qui étaient soutenus par le Qatar – deux adversaires de la famille Saoud -, mais de l'autre, le sort de mouvements djihadistes locaux ne lui semble pas indifférent. Il est possible que Riyad ait deux fers au feu.
Irak
En Irak, l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) – mouvement qui est l'hériter direct d'Al-Qaida en Irak créé par le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui[2] – compterait plus de 5 000 activistes aguerris, dont une centaine de volontaires kamikazes. Ces combattants seraient soutenus par un nombre croissant de tribus et de sympathisants sunnites qui s'estiment persécutés par le gouvernement chiite de Bagdad. Cette force militaire bien structurée est capable de planifier des opérations offensives coordonnées et complexes. Cela s'est particulièrement vu lors de l'opération Brisons les murs qui s'est achevée en juillet 2013. Il s'agissait alors d'attaquer des prisons afin de libérer des activistes chevronnés incarcérés. Cela a permis aussi d'accroître l'image de marque du mouvement auprès des populations sunnites en montrant qu'EIIL n'abandonnait jamais les siens, même quand ils étaient derrière les barreaux. Depuis, d'autres opérations kamikazes coordonnées particulièrement sanglantes ont eu lieu contre différents ministères, dont celui de la Défense à Bagdad.
Si cette formation a été fortement étrillée par les forces américaines à partir de 2005-2006, elle est revenue sur le devant de la scène en 2011 après le début de la guerre civile syrienne. Non seulement elle vise les autorités en place à Bagdad mais aussi les populations chiites considérées comme « hérétiques ». Il ne se passe pas un jour sans que ne surviennent plusieurs attentats provoquant la mort de dizaines de personnes et en blessant des centaines d'autres. Plus aucun endroit n'est sûr. Les cafés, les stades et les lieux de loisirs considérés comme des endroits de perversion sont principalement ciblés. Même les mosquées chiites et les lieux de cultes accueillant les religions chrétienne, yézidite et mandéiste – ainsi que les funérailles publiques – font l'objet d'attentats aveugles.
La dernière grande victoire de l'EIIL la prise de contrôle de la province d'Al-Anbar avec le soutien d'un certain nombre de tribus sunnites locales. Des grandes villes symboliques sont ainsi tombées dans leurs mains comme Fallujah et une partie de Ramadi. Malgré des déclarations martiales, le pouvoir a bien du mal à passer à la contre-offensive.
Une nouveauté réside dans le fait que l'entité kurde située en Irak du Nord, présidée par Massoud Barzani, commence à être également visée par l'EIIL. En fait, il s'agit pour ce mouvement d'étendre la guerre sainte au Kurdistan turc comme cela se fait déjà en Syrie. Pour le moment, il a fort à faire, étant opposé aux combattants déterminés de Barzani et aux unités de protection populaires (YPG) syriennes, le bras armé du Parti de l'unité démocratique (PYD). Mais les islamistes bénéficient d'une carte maîtresse avec la ville de Mossoul, située à proximité du Kurdistan irakien, qui est devenue un véritable fief de l'EIIL. Les islamistes se sont bien rendus compte de sa position géostratégique primordiale. De plus, la population sunnite, majoritaire dans cette ville, est globalement hostile au pouvoir de Bagdad. Tous les commerces, les associations, les hommes d'affaires, etc. sont tenus de payer une dîme s'ils veulent vivre en paix. Même les compagnies de téléphones mobiles sont contraintes de verser leur obole si elles ne veulent pas voir leurs relais détruits. Selon les estimations, ce véritable racket rapporterait quelques 8 millions de dollars par mois à l'EIIL. En échange, les islamistes apportent une certaine sécurité et une aide sociale aux populations, particulièrement aux jeunes qui sont majoritairement touchés par le chômage. En outre, ces derniers sont un creuset de recrutement pour de nouveaux combattants. Mossoul sert aussi de base arrière pour aller mener le djihad en Syrie voisine. En effet, pour Al-Qaida, le front irako-syrien ne fait qu'un. D'ailleurs, le chef d'EIIL, Abou Bakr Al-Baghdadi – alias Abou Dua – coordonnerait les opérations depuis le territoire syrien où il bénéficie d'une plus grande liberté de mouvement.
Syrie
En Syrie, l'ennemi est clairement désigné : le pouvoir alaouite et ses soutiens chiites : L'objectif à court terme a été officiellement fixé : « les bombes frapperont les chiites de Diala jusqu'à Beyrouth… et nous repousseront les Alaouites et le Hezbollah ». A noter que le représentant de l'EIIL à Tripoli, au Nord-Liban, serait un certain Abou Sayyaf al-Ansari. Il coopérerait étroitement avec les Brigades Abdullah Azzam et peut-être avec la branche libanaise du Front al-Nusra.
En effet, l'EIIL qui regrouperait quelques 6 000 combattants en Syrie, s'est emparé de plusieurs localités importantes près de la frontière turque. Ayant bien compris, après les erreurs commises dans le passé en Irak, qu'il fallait « gagner les cœurs et les esprits » des populations, le mouvement mène des actions sociales dans les zones qu'il contrôle. Phénomène inquiétant : il recrute et entraîne des enfants et des adolescents surnommés les « lionceaux du califat » (Ashbal al-Khilafat) qui seront les djihadistes de demain. Il bénéficie des revenus de la production des puits de pétrole et de gaz dont il s'est emparé, comme de ceux de l'intense trafic de contrebande transfrontalier mené en liaison avec les mafias turco-kurdes. Il lui arriverait même de vendre du pétrole et du gaz au régime ! Il convient de rajouter les dons consentis par quelques richissimes hommes d'affaires proche-orientaux qui viennent compléter les « impôts » prélevés sur place. En échange, les populations sont soumises à la loi islamique et aux prêches salafistes. Les mots d'ordre sont : « l'interdiction de la démocratie ; les vertus du jihad, l'excommunication des Alaouites ». Les enlèvements d'étrangers sont aussi de plus en plus fréquents, les journalistes et les personnels humanitaires étant des cibles particulièrement visées. En résumé, l'EIIL est devenu le gestionnaire local des régions qu'il contrôle !
La guerre des chefs
Dans la lutte contre le pouvoir d'El-Assad, le Front Al-Nusra – fort de quelques 5 000 activistes dirigés par Abou Mohammed Al-Julani – est aux côtés de l'EIIL. Toutefois, un différent oppose les deux leaders. En effet, en 2013, Abou Bakr Al-Baghdadi a affirmé qu'Al-Nusra n'était qu'une « branche » de l'EIIL. Al-Julani irrité par cette « subordination » a réfuté cette affirmation et en a appelé à l'arbitrage d'Al-Zawahiri. En réalité, ces deux entités proviennent bien d'Irak et sont inféodées – idéologiquement parlant – à Al-Qaida central. Al-Zawahiri a répondu en mai 2013 que les deux formations étaient bien distinctes. Il en a résulté une brouille entre Al-Qaida central et l'EIIL, lequel a revendiqué son indépendance opérationnelle vis-à-vis de la choura. Si les tensions sont perceptibles au niveau des dirigeants et de la propagande déversée via le net, sur le terrain les activistes des deux mouvements agissent la main dans la main. De plus, en janvier dernier, Al-Nusra – comme Al-Zawahri – a appelé à la fin des combats entre les combattants du Front Islamique (FI) et l'EIIL.
La situation évolue de jour en jour et Al-Zawahiri parait craindre qu'Abou Bakr al-Baghdadi – alias Abou Dua – grisé par ses succès, n'ambitionne de prendre sa place. Il a donc déclaré le 2 février que l'EIIL n'était en aucun cas une branche d'Al-Qaida. Les deux hommes ont à l'évidence une vision stratégique différente. Zawahiri espère toujours la création du califat mondial, Baghdadi celle d'un « Etat » islamique englobant une partie de l'Irak, la Syrie et le Liban. Bien sûr, il pense être en bonne position pour en devenir l'émir.
Les combattants étrangers
Pour l'instant, la Syrie est un véritable aimant pour les aspirants au djihad mondial. Il en vient de partout : des pays arabes en priorité, les déçus des printemps du même nom y trouvant là matière à laisser libre cours à leur fureur politico-guerrière. Mais les Occidentaux sont également bien présents. Les Européens seraient aujourd'hui 2000 (dont plus de 250 Français) alors qu'ils n'étaient que 300 à la fin 2012. Washington estime à plus de 7 000 le nombre de djihadistes étrangers présents sur le sol syrien.
En ce qui concerne les djihadistes originaires des pays arabes, cela « arrangerait » de nombreux dirigeants qui préfèrent voir ces activistes utiliser leurs talents sous d'autres cieux que de remettre en question leurs propres régimes. Pour Moscou le front syro-irakien constitue un véritable abcès de fixation qui empêche l'extension du « mal » à ses frontières sud. Toutefois, tous ces pays ne craignent qu'une chose : le retour des djihadistes à domicile. En effet, ils constitueront alors une menace directe sur place en raison de leur expérience de la guerre. Une particularité du front syrien est que les djihadistes, quand ils ne se battent pas entre eux, ont plusieurs adversaires : le régime alaouite (et ses alliés iraniens, les milices chiites irakiennes et le Hezbollah), les rebelles « laïques » et les kurdes.
Le paradoxe de la volonté d'extension d'Al-Qaida vers l'ouest, puis vers Jérusalem, est que l'organisation terroriste sunnite trouve sur sa route un adversaire qui est aussi l'ennemi juré de l'Etat hébreu : l'Iran chiite. En effet, le régime des mollahs s'oppose directement aux djihadistes sunnites en Syrie et utilise à cette fin son grand allié libanais, le Hezbollah. Ce mouvement en subit les conséquences au Liban où il connaît des attentats dirigés contre ses intérêts, particulièrement par la branche locale du Front Al-Nusra. Les pasdarans sont engagés aux côtés des forces gouvernementales syriennes pour combattre la rébellion et le Hezbollah protège l'accès à son sanctuaire libanais en déployant ses unités des deux côtés de la frontière, tout en participant directement à des actions offensives. Il est également possible que des affrontements feutrés aient lieu entre des mouvements palestiniens soutenus par Téhéran – comme le Jihad islamique implanté en Cisjordanie – et les cellules d'Al-Qaida. Pour le moment, la question se pose sur les soutiens du Hamas : Arabie saoudite, Qatar, Iran ou un peu des trois ? Téhéran défendant indirectement Tel-Aviv, autant dire que l'on assiste là à un renversement de fronts.
- [1] Al-Zawahiri a clairement évoqué la stratégie d'Al-Qaida en février 2002 en déclarant : « la Syrie deviendra une base pour le djihad dont l'objectif sera de fonder un pays pour défendre les terres musulmanes, libérer le Golan et poursuivre le djihad jusqu'à ce que les drapeaux de la victoire flottent au dessus des collines de Jérusalem occupée ».
- [2] Tué par les Américains en Irak, en 2006.