Al-Qaida : guerre des chefs au sommet
Alain RODIER
Une guerre des chefs au plus haut niveau a actuellement lieu au sein d'Al-Qaida. En effet, le docteur Ayman Al-Zawahiri craint qu'Abou Bakr Al-Baghdadi, l'émir de l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) n'ambitionne de prendre sa place en tant que leader de la nébuleuse initiée par Oussama Ben Laden. Cela explique les communiqués incendiaires lancés depuis le Pakistan par Al-Qaida central et les condamnations provenant d'idéologues de la mouvance islamiste.
Origine des différends
Ibrahim Awad Ibrahim Ali Al-Badri – alias Abou Bakr Al-Baghdadi Al-Hussein Al-Qurashi ou Abou Dua – est né en 1971. Il rejoint l'insurrection sunnite en Irak dès l'invasion américaine de 2003. C'est là qu'il devient un des adjoints du Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, quand celui-ci fonde Al-Qaida en Mésopotamie en 2004, à partir de son groupe Al-Tawhid. Zarkaoui prête allégeance à Oussama Ben Laden en octobre 2004. Repéré par les Américains comme un responsable important d'Al-Qaida en Irak, ces derniers lancent une opération homo contre Abou Dua en 2005. Cette dernière échoue, mais pas celle qui met fin aux jours de Zarkaoui, le 7 juin 2006.
Il est intéressant de noter que le 1er juin de la même année, Zarkaoui avait été « excommunié » par Zawahiri qui lui reprochait sa trop grande indépendance vis-à-vis du commandement central, et surtout de ne pas « obéir aux ordres ». La rumeur a alors couru que les renseignements permettant la localisation du repaire de Zarkaoui avaient été donnés aux Américains par Al-Qaida (en utilisant des voies détournées pour qu'une certaine décence soit respectée). Les résultat ne s'est pas fait attendre : le largage de trois bombes guidées de 250 kilos suivies d'un raid de commandos pour « aller aux résultats » afin de vérifier l'identité de la victime du bombardement. Zarkaoui est presque aussitôt remplacé par l'Egyptien Abou Munih Al-Badawi – alias Ayyoub Al-Masri ou Abou Hamza Al-Mouhajer – qui a bien connu Zawahiri en Egypte.
En octobre 2006, l'Etat islamique d'Irak (EII) est créé sous l'impulsion de Zawahiri qui place un Irakien à se tête : Hamid Daoud Muhammad Khalil Al-Zawi – alias Abou Abdullah Al-Rashid Al-Baghdadi ou Abou Omar Al-Baghdadi. Ce dernier, affublé du titre de « Premier ministre », et Al-Mohajer de celui de « ministre de la Défense » de l'EII, vont alors agir la main dans la main sous la haute supervision d'Al-Qaida central. En fait, l'EII a absorbé Al-Qaida en Irak pour ne faire plus qu'une seule entité. Toutefois, le 18 avril 2010, les deux responsables sont tués lors d'une opération conjointe irako-américaine.
Abou Dua les remplace en prenant la tête de l'EII et désigne Niaman Salman Mansour Al-Zaidi – alias Nasser Al-Din Allah Abou – comme son « ministre de la Défense ». Il est important de souligner qu'après la mort de Ben Laden, le 2 mai 2011, Abou Dua est un des seuls responsables d'une branche affiliée à Al-Qaida à ne pas prêter allégeance à Zawahiri. Il y a certainement là un signe précurseur à ce qui va se passer ultérieurement.
L'EII, tout en continuant à mener la guerre contre les forces irakiennes, s'engage en Syrie dès la mi-2011. Un des lieutenants d'Abou Dua se fait particulièrement remarquer : le Syrien Abou Muhammad Al-Joulani, ancien djihadiste ayant combattu aux côtés de Zarkaoui. Il créé le Front Al-Nusra, vraisemblablement en 2012, bien que ce groupe ne fasse parler officiellement de lui qu'au tout début 2013.
Le 8 avril 2013, Abou Dua déclare que le Front Al-Nusra fait désormais partie d'une nouvelle entité baptisée l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL). Joulani, tout en reconnaissant que l'EII a aidé à la création du Front Al-Nusra, refuse cette subordination tout en faisant allégeance directement à Zawahiri. Ce dernier répond dans une lettre du 11 avril adressée aux deux protagonistes qu'il convient de s'en reporter à lui pour régler le litige. Le 23 mai, il adresse un nouveau courrier dans lequel il déclare qu'après avoir consulté la chura du mouvement, il dissout l'EIIL qui doit désormais cantonner ses opérations à l'Irak (et donc redevenir l'EII), mais il reproche également à Joulani d'avoir rendu publique son allégeance à Al-Qaida. Le 14 juin, Abou Dua rejette les instructions de Zawahiri dans un message audio. Depuis, il défie ouvertement Al-Qaida central.
Parallèlement, le Front islamique (FI) et le Front révolutionnaire syrien (FRS) – qui a pris la succession de l'Armée syrienne libre (ASL) – déclarent la guerre à l'EIIL, lui reprochant ses nombreuses exactions. Les affrontements se multipliant entre les différents groupes rebelles, l'EIIL évacue certaines positions où il est en mauvaise posture du fait de la dispersion de ses effectifs. Cela est présenté comme une grande victoire pour ses adversaires. En fait, les forces de l'EIIL se redéploient pour s'emparer de positions jugées plus stratégiques, comme des postes frontières avec la Turquie.
Plusieurs tentatives de médiations ont alors lieu. L'une est initiée par Abou Khalid Al-Suri, membre fondateur du Ahrar Al-Sham, mouvement faisant partie du FI. En fait, ce personnage serait un représentant occulte de Zawahiri en Syrie, ce qui tend à prouver que la nébuleuse a infiltré de nombreux mouvements salafistes en dehors de sa branche armée officielle en Syrie, le Front Al-Nusra. La deuxième initiative provient d'Abdallah Muhammad Al-Muhaysini, un célèbre prédicateur saoudien qui s'est installé en Syrie. Cette initiative provient des services secrets saoudiens qui ont toujours entretenu des relations ambiguës avec Al-Qaida, et plus particulièrement avec Zawahiri.
Toutefois, l'EIIL persiste à faire la sourde oreille, du moins officiellement. En fait, des trêves ont bien lieu ici et là entre combattants.
Le 2 février, un communiqué du commandement général d'Al-Qaida central affirme que l'EIIL « n'est pas une branche d'Al-Qaida […] n'a aucun lien organisationnel ». Il va encore plus loin en proclamant qu'Al-Qaida « n'est pas responsable de ses actions ». Toutefois, il déplore les « combats fratricides » et appelle à un « arrêt immédiat des combats » entre groupes djihadistes.
De son côté, le prédicateur saoudien Muhaysini demande alors aux membres de l'EIIL de déserter pour rejoindre le Front Al-Nusra. Afin de condamner encore un peu plus l'EIIL, il cite deux anciens cadres d'Al-Qaida aujourd'hui incarcérés en Jordanie : Abou Qoutata – l'ancien représentant d'Oussama Ben Laden à Londres, arrêté et expulsé vers son pays d'origine en juillet 2013 – et Abou Muhallad Al-Maqdisi. Tous deux ont pu faire parvenir depuis leur cellule des condamnations de l'EIIL et leur soutien à Al-Qaida. Il est difficilement envisageable que ces deux prisonniers aient pu communiquer avec l'extérieur sans complicités internes.
Des rivalités aux enjeux multiples et complexes
Le point principal de cette affaire est l'affrontement direct entre Zawahiri et Abou Dua. A l'évidence, ce dernier grisé par les succès que ses troupes n'ont cessé d'enregistrer sur les théâtres irakien et syrien, se voit déjà à la tête d'un émirat qui couvrirait les deux Etats et une partie du Liban. De plus, il se voit en principal défenseur des musulmans vis-à-vis de l'ennemi principal désigné : Israël. Grâce à cette renommée, il espère fédérer derrière lui la majorité de la contestation islamique radicale. En effet, il serait le premier à avoir bâti un califat islamique, ce que même Oussama Ben Laden n'est pas parvenu à faire, et le premier djihadiste à pouvoir s'en prendre directement à l'Etat hébreu[1].
Zawahiri ne peut tolérer une telle insubordination, qui met son rôle de leader du djihad mondial en péril. Il lui faut donc réagir. Toutefois, s'il renie l'EIIL en Syrie, ce n'est pas le cas en ce qui concerne le théâtre irakien. Cet illogisme apparent que comprennent difficilement les Occidentaux est typiquement oriental. Zawahiri a toujours eu des problèmes relationnels avec la branche irakienne d'Al-Qaida. Mais, il n'est pas question de la répudier – surtout au moment où elle remporte des succès indéniables sur le terrain – alors qu'elle ne peut être remplacée par une autre mouvance. L'image envoyée aux autres mouvements affiliés et sympathisants de par le monde serait désastreuse et pourrait provoquer de nouvelles scissions. Cela explique son double langage.
Les Saoudiens sont, pour leur part, bien embarrassés. Le roi Abdallah âgé de plus de 90 ans, vient de promettre à tout citoyen saoudien allant combattre en Syrie une peine de 5 à 30 ans de prison. Il assure ainsi au monde que Riyad ne fournit pas d'aide aux mouvements djihadistes radicaux, mais seulement à l'opposition modérée. C'est pour cette raison que les services saoudiens dirigés par le redoutable prince Bandar Ben Sultan ben Abdelaziz Al Saoud soutiennent le Front Islamique qui a cependant les mêmes objectifs que les djihadistes radicaux : l'établissement de la charia en Syrie. Quant au Front Al-Nusra, il reste extrêmement prudent dans ses déclarations. Ses moyens importants laissent à penser qu'il bénéficie de financements qui ne proviennent pas exclusivement de ses activités criminelles (contrebande ou racket). De plus, la branche libanaise du mouvement, qui a revendiqué des attentats contre le Hezbollah, serait « soutenue » par les services saoudiens. En effet, ces derniers ont intérêt à ce que le mouvement chiite libanais consacre une grande partie de ses effectifs à défendre ses positions à domicile, ce qui l'empêche d'envoyer un corps expéditionnaire trop important combattre aux côté des forces de Bachar el-Assad. Il s'agit d'un jeu extrêmement compliqué qui relève d'une guerre qui ne dit pas son nom entre l'Arabie saoudite et l'Iran[2], alors même qu'existe le problème épineux de la succession du roi Abdallah et de la survie des intérêts de la famille des Saoud. Tout cela se déroule dans le contexte du désengagement progressif des Etats-Unis de la zone[3].
Il n'en reste pas moins que le problème sur le terrain est celui d'un homme, Abou Dua, considéré comme un gêneur par Al-Qaida central, par les Saoudiens, par les Frères musulmans, et comme un homme à abattre par les Américains et les Syriens loyalistes. Cela fait de lui une cible prioritaire. Une collaboration pour sa transformation « en chaleur et lumière » pourrait même être envisagée entre les différents acteurs. Il risque donc de connaître, dans un avenir plus ou moins proche, le même sort que Zarkaoui, son illustre prédécesseur. Conscient du risque qu'il court, il prend bien soin de cacher sa position géographique à ses ennemis, mais aussi à ses « amis ».
- [1] Les Palestiniens, le Hezbollah libanais et les Iraniens constituent un autre problème qui ne relève pas du Djihad international.
- [2] Par théâtres interposés : Syrie – Irak – Liban – Yémen – Bahreïn.
- [3] Washington considère que l'avenir des Etats-Unis se jouera désormais en Extrême-Orient. Au Proche-Orient, seule la sécurité d'Israël les préoccupe vraiment.