Al-Qaïda-Daesh : la lutte s’intensifie
Alain RODIER
Durant la dernière semaine d’avril 2015, de violents affrontements ont opposé le Front al-Nosra – allié à d’autres formations rebelles syriennes regroupées au sein du « Front sud » -, à des groupes qui ont fait allégeance à Daesh : les brigades Jaish al-Islam et les Brigades des martyrs de Yarmouk, entre autres. Les combats se sont déroulés dans la région d’al-Qahtaniyé village situé au sud-est de la ville fantôme de Quneitra, à quelques encablures des positions israéliennes du plateau du Golan[1]. Les pertes de part et d’autre se compteraient en dizaines d’activistes. Il convient de replacer ces combats dans la lutte d’influence qui oppose plus globalement Al-Qaida « canal historique » à Daesh.
A l’origine, Daesh est la branche d’Al-Qaida « canal historique » sur le front irako-syrien qui a fait défection au printemps 2014. Les deux mouvements sont de la même obédience : le salafisme-djihadisme. La rupture est venue de l’opposition de ses deux émirs, Abou Bakr Al-Baghdadi et le docteur Al-Zawahiri. Le premier reproche au second de n’avoir jamais rien réalisé de concret malgré des années de lutte ; inversement, Al-Zawahiri considère qu’Al-Baghdadi n’est qu’un jeune prétentieux imbu de sa personne.
Les stratégies adoptées par les deux branches sont fondamentalement différentes, même si le but final – l’établissement d’un califat mondial – reste le même. Pour Daesh, il convient de bâtir un « califat local » – ce qui est actuellement réalisé à cheval sur l’est de la Syrie et l’ouest de l’Irak – pour ensuite profiter de cette base de départ pour s’étendre progressivement à l’extérieur. Al-Zawahiri, suivant en cela les préceptes d’Oussama Ben Laden, ne veut en aucun cas de la création d’une entité territoriale qui représente une cible désignée trop évidente pour ses adversaires. Il privilégie des actions souterraines qui gangrènent et affaiblissent ses cibles de l’intérieur, dans le but de faire tomber les gouvernants corrompus (les pouvoirs en place dans les pays musulmans) comme des fruits mûrs. Force est de constater qu’il n’y est pas parvenu à l’exception très temporaire et imparfaite de la Somalie, lorsque l’Union des tribunaux islamiques (UTI) a géré le pays de 2006 à 2007.
La concurrence entre les deux mouvements est aujourd’hui de plus en plus exacerbée. Ainsi, la guerre qui les oppose s’étend désormais à d’autres théâtres d’opérations. Toutefois, les acteurs sont différents.
– Les mouvements dépendant d’Al-Qaida « canal historique » ont une ancienneté régionale de plusieurs années, des membres du commandement central les ayant parfois rejoint ou du moins, ayant effectué des missions de liaison.
– Les activistes de Daesh sont très majoritairement issus de mouvements djihadistes locaux dont certains dépendaient auparavant d’Al-Qaida. Ces groupes sont passés avec armes et bagages du côté de Daesh, surtout pour des raisons psychologiques. En effet, Al-Baghdadi a su promouvoir médiatiquement son action de manière très professionnelle et les succès qu’il a rencontrés en Syrie et en Irak à partir de la fin 2013 lui ont donné une aura extrêmement importante. L’estampille Daesh est en conséquence très recherchée de manière à se faire connaître. Il faut d’ailleurs remarquer que les demandes d’affiliation sont d’abord examinées par la chura, l’organe dirigeant de Daesh, avant d’être officiellement acceptées. Par contre, l’image d’Al-Qaida semble être plutôt sur le déclin. Les Américains, toujours optimistes, prétendent qu’Al-Qaida a disparu avec son chef le 2 mai 2011…
La lutte d’influence entre les deux formations est importante en Libye et de plus en plus dans le Sahel, Daesh bénéficiant du renfort de Boko Haram qui fait peser une menace substantielle sur le Niger, le Mali et le Tchad. Ainsi, le 25 avril, les troupes de Boko Haram se sont emparées de vive force d’une position tenue par l’armée nigérienne à Karamga, sur le Lac Tchad. 46 militaires et 28 civils ont été massacrés durant cette opération de type Hit and Run. Rien n’étant simple, Ansaru, une importante branche dissidente du mouvement rebelle nigérian, refuse pour sa part de faire allégeance à Daesh et reste donc fidèle à Al-Qaida en général et à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) en particulier.
Au Yémen, où Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) est très implantée, Daesh tente une percée grâce au ralliement à sa cause de quelques tribus sunnites locales. Les attentats contre des mosquées fréquentées par des Houthi le 20 mars 2015, qui ont fait au moins 142 victimes, sont le signe évident de la volonté de Daesh de peser dans le conflit opposant les Zaydites – proches des chiites[2] – et les sunnites fidèles au président yémenite, Abd Rabo Mansour Hadi, actuellement réfugié en Arabie saoudite. Le plus paradoxal dans ce conflit par procuration qui oppose Téhéran à Ryiad[3], c’est que l’Arabie saoudite, qui intervient militairement à la tête d’une coalition de pays arabes[4], en arrive indirectement à aider AQPA et Daesh. Or un des objectifs communs de ces salafistes-djihadistes est de renverser la dynastie des Saoud.
En Afghanistan, l’attentat revendiqué par Daesh qui a fait 33 morts et plus d’une centaine de blessés à Jalalabad, le 18 avril, relève aussi de la tentative d’implantation de l’Etat islamique mouvement dans le principal fief d’Al-Qaida.
Le théâtre égyptien est un peu à part, Daesh y étant bien implanté via Ansar Beit al-Maqdis (aussi appelé Ansar Jerusalem). Al-Qaida ne paraît pas y être présent. Le président Al-Sissi conscient du danger, fait tout pour empêcher leur jonction avec les salafistes-djihadistes établis dans l’est de la Libye[5], car elle pourrait se révéler catastrophique.
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Les activistes salafistes-djihadistes ont désormais le choix : rester fidèles à Al-Qaida « canal historique » ou faire allégeance au calife Ibrahim, comme se fait appeler Al-Baghdadi. Al-Zawahiri est conscient de la menace de phagocitation de son mouvement. Il a donc ordonné à ses émirs de repartir à l’offensive, particulièrement en Syrie où le Front al-Nosra a obtenu des succès militaires d’importance contre le régime de Damas, particulièrement dans la province d’Idlib, dans le nord-ouest du pays. C’est aussi à cette fin qu’il a créé « Al-Qaida en guerre sainte dans le sous-continent indien », mouvement unifiant un conglomérat de groupes qui existaient déjà en Birmanie, au Bengladesh et en Inde. Pour le moment, ce nouveau commandement ne semble pas rencontrer de succès spectaculaires. Par contre, AQPA est parvenu à s’emparer de la quasi-totalité de la province d’Hadramaout, au Yémen, et surtout, à y récupérer des armements lourds (comme à Jisr al-Chaghour dans la région d’Idlib, en Syrie). Cela devrait donner un peu d’oxygène à la nébuleuse qui a du mal à se financer ces derniers temps. En effet, si les riches donateurs privés n’ont pas disparu, ils se font plus rares. La mauvaise publicité qui leur est faite en a peut-être dissuadé un certain nombre.
Ce qui est à craindre, c’est que cette fuite en avant déclenchée entre les deux nébuleuses ne les pousse à commettre (ou faire commettre) de nouveaux attentats spectaculaires à l’étranger – comme AQPA l’a fait en janvier à Paris – de manière à se présenter comme les vrais et les seuls « défenseurs de l’islam radical ». Si les attentats en France ont provoqué un mouvement d’unité nationale, il semble qu’ils ont aussi poussé de nombreux d’individus dans un extrémisme inquiétant.
- [1] Deux obus de mortier sont d’ailleurs tombés sans faire de victimes dans la zone contrôlée par Tsahal qui, pour une fois, s’est abstenu de répliquer. Peut-être que les Israéliens ne savaient pas trop sur qui tirer.
- [2] En réalité, le zaydisme est aussi proche de la pratique du sunnisme. Il est donc trop simplificateur de parler au Yémen d’un conflit entre chiites et sunnites. Les tribus al-Houthi sont de religion zaydite, mais une partie de la population locale l’est également.
- [3] L’opposition entre ces deux Etats se situe plus au niveau de l’influence qu’ils souhaitent entretenir au Proche-Orient qu’au niveau de l’affrontement religieux sunnites-chiites. Par contre, les sunnites considèrent effectivement les chiites comme des « apostats » et leur vouent, en règle générale, une haine farouche, l’inverse n’étant pas vrai.
- [4] Cf. Note d’actualité n°389 de mars 2015, « Yémen : Iran-pays sunnites, la guerre est lancée. »
- [5] Pour l’instant, la Libye est le seul pays situé en dehors de l’espace syro-irakien qui ait vu arriver des combattants de Daesh depuis l’extérieur.