Afghanistan : bilan de l’action des Etats-Unis
Rompant avec sa politique d’America First, le choix du président Trump d’envoyer des troupes supplétives en Afghanistan, trois ans après le retrait des forces de la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (FIAS)1 en 2014, a de quoi surprendre. C’est ainsi que sur les conseils de néoconservateurs tels John McCain et James Mattis, les pilotes de la base américaine de Bagram, se préparent à intensifier les frappes aériennes afin de cibler les positions de Daech et des taliban. Portant à environ 14 500 le nombre de soldats et instructeurs chargés de former les forces de sécurité afghanes dans le cadre de la mission Résolute Support, la stratégie américaine est pourtant loin de faire l’unanimité. Bien que l’objectif principal soit de ne pas réitérer l’erreur commise en 2003 lorsque, accaparés par leur guerre d’Irak, les Etats-Unis créèrent un appel d’air qui profita aux terroristes, les pays membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) dominés par la Russie et la Chine, considèrent que toute ingérence militaire prolongée dans le pays constitue un frein à la stabilisation du pays et nuit au processus de réconciliation nationale avec les taliban.
A cet égard, on constate que la situation militaire ne cesse de se dégrader et que le manque de coordination entre les troupes américaines, les forces afghanes et celles de l’OTAN a constitué un frein à la reconquête du territoire. Ainsi, environ 57,2% des 407 districts afghans étaient sous le contrôle du gouvernement afghan début novembre 2016, contre plus de 72% en 2015. A cela s’ajoute que 6 785 soldats et policiers afghans ont été tués en 2016, soit une hausse de plus d’un tiers par rapport à l’année précédente.2 La présence de Daech depuis 2014 assombrit encore ce bilan car à la différence des taliban majoritairement issus de l’ethnie pachtoune, l’appel au djihad global par les membres de Daech tend à élargir la base de l’insurrection à d’autres ethnies présentes en Afghanistan.
Face à la capacité de résilience des insurgés, de nombreuses tentatives de négociation ont été observées entre Kaboul et les taliban, que ce soit en 2014 à l’initiative du Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, ou en 2016 sous l‘égide des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie. Malheureusement toutes se sont soldées par un échec car en plus de vouloir prendre le contrôle des ministères liés aux affaires sociales et religieuses et établir un émirat islamique, les taliban réclament le départ des soldats occidentaux comme condition sine qua non à l’ouverture des négociations. La situation de force dans laquelle ils se trouvent s’explique notamment par le fait que depuis la mort du mollah Mansour, tué lors d’une frappe de drone en 2016, les taliban afghans s’en sont considérablement trouvés renforcés. En effet, depuis lors, il règne un consensus autour de la personnalité d’Haibathullah Akhunzada, élu en mai 2016 pour lui succéder. Ancien ministre de la Justice sous le règne des taliban (1996-2001), il fait aujourd’hui l’unanimité auprès de ses pairs en raison de sa grande connaissance en matière religieuse. Bien qu’il n’ait pas le profil d’un combattant comme le mollah Omar, sa légitimité guerrière et politique lui est néanmoins conférée par le mollah Yacoub – fils d’Omar – ainsi que par Sirajuddin Haqqani, dont le ralliement lui est très précieux puisque le réseau Haqqani bénéficie du soutien des services de renseignement pakistanais (ISI).
D’autre part, côté pakistanais, les dollars versés au gouvernement d’Islamabad dans le cadre de la lutte antiterroriste ont malheureusement profité au financement des groupes islamistes. Qu’il s’agisse des incursions menées au Waziristan en 2007 sur injonction des Etats-Unis ou de l’opération Zarb-e-Azb lancée en 2013, on remarque qu’en parallèle le gouvernement a joué double jeu en avertissant le réseau Haqqani de l’imminence des frappes, afin que ses membres aient le temps de quitter le Nord Waziristan et puissent se réfugier en Afghanistan.3
A cela s’ajoute la déplorable situation économique du pays qui repose principalement sur les revenus issus de l’agriculture et dépend entièrement de l’aide étrangère. C’est ainsi qu’en octobre 2016, une conférence internationale a acté le versement de 13,6 milliards d’euros au pays sur la période 2017-2020, ce qui fait que plus de 60% du budget du fonctionnement de l’État afghan est assuré par les pays étrangers. D’après le Congress Research Service (CRS) américain, le coût estimé de la guerre en Afghanistan s’élèverait à 685,6 milliards de dollars, car en plus des dépenses militaires, les Américains ont consacré près de 110 milliards de dollars à la reconstruction du pays, au développement économique, à la lutte antidrogue et antiterroriste et enfin, à la protection civile. Au vu de ces sommes considérables, l’on aurait pu s’attendre à ce que la situation s’améliore.
Or, les solidarités tribales et ethniques sont telles que lorsque le président Hamid Karzaï a été mis au pouvoir par les Iraniens et les Américains en 2001, ceux-ci n’avaient pas prévu qu’il en ferait principalement bénéficier les membres de sa communauté pachtoune. Force est de constater que la société afghane repose depuis toujours sur le clientélisme. Tandis que l’Etat central manipule les chefs de clans (khan et malik) en achetant leurs voix afin qu’ils truquent les élections au niveau local, les assemblées plénières réunissant les chefs tribaux (loya jirga) quant à elles, favorisent l’élection de candidats riches et puissants comme Hamid Karzaï. Par conséquent, ni le Parlement ni le vote populaire n’ont de poids face à une telle corruption.4
Enfin, la mise en place d’un Etat centralisé calqué sur le système américain et au sein duquel l’on retrouve deux vice-présidents ainsi qu’un parlement fonctionnant sur le modèle bicaméral, est loin d’avoir apporté la stabilité. Même si les élites ont toujours veillé à représenter les intérêts de chaque ethnie, les Pachtounes – qui ne représentent que 40% des Afghans mais se considèrent comme la seule ethnie apte à gouverner le pays5 – s’estiment constamment lésés, ce qui fait que les luttes interethniques se répercutent sur la gouvernance du pays.
A l’image d’Hamid Karzaï qui a profité de son statut pour reverser l’aide occidentale aux membres de son clan, l’actuel président pachtoune élu en 2014, Ashraf Ghani, est également accusé de faire entrer tous ses amis (pachtounes) au sein du gouvernement au détriment des représentants que l’on pourrait qualifier de persanophones et représentés par Abdullah Abdullah, chef de l’exécutif tadjik. Il est également à noter que la forme actuelle du gouvernement, qui repose sur une cohabitation entre ce dernier et le président Ghani, est la cible de critiques car elle est le fruit d’une manœuvre politique non inscrite dans la Constitution et faisant suite à des soupçons de fraudes électorales par Abdullah Abdullah qui, contestant la légitimité d’A Ashraf Ghani à présider, s’est vu « offrir » le poste de Premier ministre afin de ne pas entacher la légitimité de celui-ci.
Enfin, en plus de l’instabilité politique et de la corruption endémique qui caractérisent l’Afghanistan, le pays connait un fort développement de la culture du pavot principalement effectuée dans le sud du pays qui est le fief des taliban et dont les membres contrôlent le narcotrafic depuis les provinces situées le long de la frontière avec le Pakistan. Loin d’être l’apanage des terroristes qui s’en servent pour financer le djihad, les revenus de la drogue bénéficient aussi à certains membres du gouvernement, aux garde-frontières -afghans comme russes – et bien sûr, aux villageois, dont la subsistance en dépend. C’est ainsi qu’avec 290 000 hectares de culture de pavot et 90% de la production mondiale, les paysans afghans cultivent plus d’opium aujourd’hui qu’à aucun moment de l’histoire moderne, ce qui explique que la situation sanitaire en Afghanistan soit déplorable. En 2001, année du renversement des taliban, seuls 8 000 hectares étaient cultivés mais depuis, la déstabilisation du pays a favorisé l’essor de seigneurs de guerre qui se financent grâce aux trafics et bénéficient de la complaisance d’éléments au sein des forces afghanes qui s’arrangent avec les communautés rurales pour autoriser la production de pavot, voire même l’encouragent afin notamment de prélever un pourcentage sur cette production.
- Alors sous direction de l’OTAN, la FIAS – ou ISAF – en anglais – a été déployée en Afghanistan en 2003 en vertu d’un mandat de l’ONU, afin d’aider le gouvernement afghan à assurer la sécurité dans le pays. A partir de 2011, la responsabilité de la sécurité a progressivement été transférée aux forces afghanes qui ont pris la direction des opérations en 2013. En 2014, la mission baptisée Resolute Support, à visée non combattante, se substitua aux actions précédentes dans l’objectif cette fois-ci, de ne poursuivre que des activités de formation, de conseil et d’assistance aux forces et institutions afghanes. ↩
- Le dernier bilan de l’Inspection générale général pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR), une agence américaine, dresse un sombre tableau de la situation en 2016 : un total de 6 785 soldats et policiers a été tué entre le 1er janvier et le 12 novembre, et 11 777 ont été blessés. Les pertes des forces de sécurité afghanes ont grimpé de 35 % en 2016 par rapport à l’année précédente, elle-même considérée comme une année record avec environ 5 000 décès, contre 4 600 en 2014. ↩
- De l’aveu du ministre de l’Intérieur pakistanais, Ahsan Iqbal, l’ISI a également couvert les activités de l’ancien chef des taliban, le mollah Omar, jusqu’à son décès en 2013. Il a également confirmé que le Pakistan avait accordé un passeport à son successeur le mollah Akhtar Mansour, afin que celui-ci puisse se rendre en Iran, avant d’être éliminé au Baloutchistan pakistanais par une frappe américaine en mai 2016. ↩
- C’est également dans le gouvernement d’Hamid Karzaï, qu’Abdul Sayyaf, terroriste notoire wahhabite et protecteur de Ben Laden en Afghanistan, a obtenu un poste de parlementaire, ce qui pose question quant à la légitimité des membres au pouvoir. ↩
- Une telle situation s’explique notamment par le poids de l’Histoire car « Afghanistan » est un terme qui à l’origine, faisait référence aux seuls membres de l’ethnie pachtoune. Aujourd’hui dominés par la tribu des Ghilzaï, les premiers Pachtounes qui régnèrent sur le pays et stabilisèrent ses frontières apparurent en 1747, date de l’accession au trône d’Ahmad Shah Durrani qui lui, était issu de la tribu des Durrani jugée plus sédentarisée que les Ghilzaï nomades. ↩