Terrorisme et sentiment d’insécurité : l’instrumentalisation des Français
Nathalie CETTINA
La récente prise d’otages dans un supermarché à Trèbes illustre, une nouvelle fois, l’ampleur de la mobilisation médiatique que suscite un crime commis par un individu criant « Allah akbar » et se référant à l’Etat islamiste.
L’enquête Cadre de vie et Sécurité 2017 publiée au mois de décembre 2017[1] par l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales (ONDRP) intègre pour la troisième année consécutive les actes de terrorisme au nombre des préoccupations sociales des Français. L’ONDRP émet l’hypothèse selon laquelle « le contexte terroriste inédit que connaît la France depuis le 7 janvier 2015 pourrait avoir eu un impact sur la victimisation et les perceptions en matière de sécurité ».
Si l’étude réalisée par l’ONDRP, corrélée par deux enquêtes de l’IFOP publiées en mars 2017[2] et novembre 2017[3], met en exergue une explosion du sentiment d’insécurité depuis les attentats des 7 et 9 janvier 2015, il existe pour autant une décorrélation entre le niveau de la menace terroriste et le sentiment d’insécurité. Un écart qui s’expliquerait par l’accroissement du sentiment d’insécurité en proportion du discours entretenu autour du risque terroriste.
Le terrorisme hissé au rang de préoccupation majeure des Français
Les sources de préoccupation des Français se sont inversées au cours des trois dernières années. Le chômage qui représentait la première préoccupation de 45% des sondés en 2014 a chuté à 23% en 2017, rattrapé par le terrorisme devenu dès 2016 la principale source de préoccupation de 31% de la population. Le terrorisme devance ainsi la précarité de l’emploi, la santé, l’environnement, la délinquance, la pauvreté, la sécurité routière, le racisme et la discrimination.
L’enquête de l’ONDRP est révélatrice d’une poussée inédite du terrorisme en tête des préoccupations sociétales : le taux de préoccupation demeuré faible de 2007 à 2014, oscillant, entre 3 et 5%, s’est élevé à 18% en 2015 pour atteindre 3 % en 2016 et se stabiliser à 32% en 2017, soit une hausse de 29 points au cours des cinq dernières années.
L’enquête IFOP de novembre 2017 révèle, quant à elle, que pour 92% des Français la menace terroriste est élevée (voire très élevée pour 43% des personnes interrogées). Alors que ce sentiment est particulièrement développé chez les électeurs du Front national (98%), des Républicains (98%) et de la République en Marche (96%), les électeurs de gauche s’inscrivent dans une tendance similaire (86% au Parti socialiste et 83% pour les électeurs de la France Insoumise).
A la lecture des études réalisées[4], le sentiment d’insécurité lié au terrorisme relevé depuis 2016 présente plusieurs caractéristiques :
– il s’inscrit dans la durée en demeurant stable au fil des mois. Il n’est pas plus élevé consécutivement à la première vague d’attentats qu’au cours de l’année 2017 où aucun acte d’envergure n’a touché le territoire national ;
– il est partagé tant par les femmes (35% en 2017) que par les hommes (29% en 2017) ;
– la victimisation est plus élevée chez les populations urbaines jeunes mobiles et en activité que chez les personnes de plus de 50 ans sédentarisées en milieu rural. 46% des 14 et 17 ans et 35% des 18 à 49 ans se disent préoccupés par le terrorisme ;
– il s’accompagne d’une appréciation satisfaisante de l’action de la police et de la gendarmerie, la satisfaction moyenne qui était de 45% entre 2010 et 2014 s’est accrue pour atteindre 59% en 2016 et se stabiliser à ce niveau élevé ;
– il n’est pas vécu uniquement pour soi dans son environnement quotidien mais est ressenti de manière globale, à l’échelle de la nation, générant une solidarité de l’insécurité, de la victimisation, face à des attentats de masse visant les lieux publics des grandes villes. Ainsi, l’étude IFOP de mars 2017 révèle que si pour 33% des français le sentiment d’insécurité provient de la menace terroriste, seuls 4% lient leur sentiment d’insécurité à une expérience personnelle (les touchant ou touchant un proche) ;
– il ne s’inscrit pas dans une tendance politique, puisque sur les 33% des français pour qui le sentiment d’insécurité provient de la menace terroriste[5], ils sont à part égale 31% à avoir une proximité politique de droite et 31% à avoir une proximité politique de gauche. L’écart avec les sympathisants du Front National est faible puisqu’ils représentent quant à eux 33%. Une uniformisation qui se retrouve dans les intentions de vote au 1er tour des élections présidentielles de 2017 où seul un écart de 1 à 2% était constaté entre les intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon (30%), Benoît Hamon (32%), Emmanuel Macron (31%) et François Fillon (31%). L’écart se creusait en moyenne seulement de 7 points avec les électeurs du Front National (38%)[6] ;
– la levée de l’état d’urgence n’aurait pas eu d’incidence[7] sur le sentiment d’insécurité, celui-ci restant stable pour 73% des Français, avec une distinction marquée selon la proximité politique, puisque 49% des électeurs du Front National estiment être moins en sécurité qu’auparavant.
Un changement majeur si nous comparons ces résultats à ceux issus du sondage réalisé par l’institut IFOP pour le journal Ouest-France en septembre 2011[8]. Ce sondage témoignait de la relativité et la volatilité de la menace terroriste en fonction de l’âge de la population, de sa localisation géographique et de ses opinions politiques. Ainsi, un clivage générationnel et partisan se faisait jour puisque la menace terroriste était jugée élevée par 70% des sympathisants de droite, par 52% des sympathisants de gauche et par 76% des partisans du Front National. Elle était jugée très élevée par 19% des sympathisants d’extrême-droite. L’inquiétude vis-à-vis de la menace s’accentuait alors chez les personnes âgées de plus de 35 ans (62%).
La préoccupation portée par les Français au risque terroriste consécutivement aux attentats de janvier 2015 et novembre 2015 s’est poursuivie au long des années 2016 et 2017. En cela, l’appréhension liée à l’anticipation du risque de voir se reproduire ce type de violence n’est plus une donnée flottante liée à un évènement qui vient de se produire, mais devient une préoccupation pérenne qui se propage dans des milieux qui étaient plus rétifs au discours sécuritaire. Un sentiment homogène, lié à un processus d’identification aux victimes, est dorénavant partagé par l’opinion toutes tendances politiques confondues sur « l’importance » de ce problème de sécurité, bien distinct dans les esprits des autres types de délinquance. D’où la formation d’un discours politique sécuritaire relativement proche d’un parti à l’autre, les oppositions se faisant sentir, pour la forme, davantage sur les moyens à mettre en œuvre que sur le fond du discours sécuritaire.
Si le sentiment d’insécurité lié au terrorisme se distingue des peurs sur sa sécurité personnelle comme de l’expérience réelle de la victimisation[9], il s’est également écarté dans le temps du niveau de la menace, posant ainsi la question de son instrumentalisation.
Un sentiment d’insécurité non représentatif du niveau de la menace
Depuis la tuerie perpétrée par Mohammad Merah à Toulouse et Montauban en mars 2012, la France a renoué avec des attaques sur son territoire qu’elle était parvenue à éviter suite à la vague terroriste des années 1995-1996. Le niveau élevé de menace terroriste n’est donc pas né avec les attentats des 7-9 janvier 2015, et ce pour trois raisons.
D’une part, entre 2012 et 2015, la France a connu des attentats[10], des agressions à l’arme blanche[11], des agressions par véhicule[12], des filières ont été démantelées[13], des projets d’attentats déjoués[14], sans que cela ne suscite au sein de la population une préoccupation pour plus de 3% des Français[15]. Les attentats commis durant cette période à l’étranger n’ont pas davantage eu d’impact sur le sentiment d’insécurité des Français[16].
D’autre part, le dispositif Vigipirate a été maintenu sans discontinuité à un niveau élevé par les services de sécurité et les autorités politiques depuis le mois de juillet 2005 en répercussion des attentats du 7 juillet à Londres. « Rouge[17]» de 2005 à 2015, « Ecarlate[18]» en mars 2012, il a été porté au niveau « Alerte attentat »[19] en 2015 et 2016, puis « Sécurité renforcée risque d’attentat »[20] depuis le 1er décembre 2016.
Enfin, l’évaluation de la menace terroriste à un niveau élevé en France s’est accrue au sein de la population dans le courant de l’année 2012, consécutivement aux tueries commises par Mohamed Merah à Toulouse et à Montauban (passant de 53% à 71%) pour ne cesser de s’envoler et dépasser les 90% de façon continue depuis janvier 2015[21].
Ni les attentats perpétrés, ni le dispositif Vigipirate affiché, ni l’évaluation élevée de la menace terroriste depuis une décennie ne se sont accompagnés d’un accroissement du sentiment d’insécurité. Il a fallu attendre 2015 et plus particulièrement 2016 et 2017 pour que le terrorisme devienne la préoccupation majeure des Français.
A l’inverse, l’absence d’acte terroriste d’envergure perpétré en France depuis juillet 2016 ne s’est pas accompagnée d’une diminution du sentiment d’insécurité :
– l’évaluation « très élevée » de la menace terroriste qui était de 65% à l’été 2016, consécutivement aux attentats de Nice et de Saint-Etienne du Rouvray, a par la suite diminuée pour avoisiner une moyenne de 50% au 4e trimestre 2016 et en 2017[22], alors même que durant cette période le sentiment d’insécurité lié au terrorisme demeurait élevé.
– les attaques terroristes perpétrées à l’étranger (en Allemagne les 25 février 2017 et 9 mars 2017, au Royaume-Uni les 22 mars 2017, 22 mai 2017, 3 juin 2017, 26 août 2017 et 15 septembre 2017, en Espagne les 17 et 18 août 2017) et les attaques visant des militaires et policiers en France en 2017[23] ont concouru à maintenir le terrorisme au rang de première préoccupation des Français, alors qu’elles étaient d’un niveau proche des attaques de même type perpétrées en 2013 et 2014, lesquelles n’avaient pas accru le sentiment d’insécurité qui stagnait alors à 3%.
Le sentiment d’insécurité généré par le terrorisme serait ainsi bien distinct du niveau de la menace. Il provient, d’une part, de la perpétration d’attaques d’envergure (comme l’ont été les attentats de janvier et novembre 2015, de juillet 2016), et d’autre part de la caisse de résonnance donnée au phénomène par les discours médiatiques et politiques.
Une couverture médiatique, fer de lance du sentiment d’insécurité
Selon l’enquête IFOP de mars 2017, 20% de la population lient le sentiment d’insécurité au traitement de l’actualité par les médias qui insistent sur la violence et les phénomènes de délinquance. Un sentiment majoritairement partagé par les électeurs de droite (26%) et ceux du parti Lutte Ouvrière/NPA (32%). Au-delà du risque, n’est-ce pas le discours autour de l’acte terroriste qui crée et entretient sur la durée le sentiment d’insécurité ?
Depuis 2015, nous assistons à une couverture médiatique des actes terroristes particulièrement forte, qui se traduit par une surmédiatisation du phénomène en continu (au moment de l’acte, dans les jours et semaines qui suivent, à chaque date anniversaire) et par un retentissement particulier donné à toute tentative d’action dont le caractère terroriste présupposé est aussitôt affiché sur les canaux d’information pour des actes dont le caractère terroriste pose question[24]. Les médias ne traduisent plus seulement les angoisses et les peurs de la population, ils concourent dorénavant à créer la peur, jouant un rôle essentiel dans la sélection des enjeux sécuritaires. Si l’on en croit le résultat de l’enquête Cadre de vie et sécurité, la médiatisation en continu ne conduit pas à banaliser le phénomène mais l’entretient et maintient un degré d’inquiétude dans la population.
Le discours médiatique, qui est d’autant plus prononcé que l’acte terroriste est géographiquement près, conduit à amplifier l’impact du phénomène, à valoriser l’acte aux yeux des criminels qui s’y adonnent ou de ceux tentés de passer à l’action, attirés par la caisse de résonnance médiatique et la célébrité instantanée qui accompagnent son auteur. Il s’en suit une confusion des genres, et il n’a pas été rare de voir au cours des derniers mois des personnes psychologiquement fragiles vouloir revêtir le « costume terroriste » pour commettre des actes sans lien avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur[25].
La couverture médiatique extrêmement importante des actes de terrorisme a contraint le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à s’emparer du sujet, en reconnaissant le 25 octobre 2016 dans un « Code de bonne conduite relatif à la couverture audiovisuelle d’actes de terrorisme » que « les médias audiovisuels demeurent les acteurs centraux de l’information du public lors des évènements tragiques et jouent un rôle fondamental dans les représentations que les téléspectateurs et auditeurs se font de ces évènements [terroristes] ». Ce code de bonne conduite[26] dont la rédaction était prévue dans l’article 20 de la loi du 21 juillet 2016 prorogeant l’état d’urgence, vient compléter la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication en demandant aux médias de porter une attention particulière à la représentation des terroristes et au traitement des images et des sons de propagande.
La nécessité d’un tel code, dont la limite est de lister des recommandations sans assortir leur violation d’une quelconque sanction, trouve son origine dans les dérives dont on fait preuve plusieurs médias audiovisuels lors des attentats des 7 et 9 janvier 2015 et du 14 juillet 2016, animés par les enjeux d’un paysage médiatique concurrentiel. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel avait été amené en février 2015 à mettre en demeure les chaînes France 24, Itélé, BFM, France 5, France 2, LCI, TF1 et les radios Europe 1, France info, RMC, RTL, RFI pour avoir divulgué des informations sensibles ou donné trop tôt des informations qui risquaient de gêner les opérations en cours, de mettre en danger la sécurité des otages ou de porter atteinte à la dignité de la personne. A titre d’exemple, I TELE et LCI avaient, le 9 janvier 2015, divulgué des informations concernant l’identité des frères Kouachi avant le diffusion de l’appel à témoin de la Préfecture de police. BFM, France 2, France 24, LCI, TF1 annonçaient que des affrontements avaient éclaté entre les forces de l’ordre et les terroristes à Dammartin-en-Goële, ce qui aurait pu, selon le CSA, avoir des conséquences dramatiques sur les otages au même moment de l’hyper cacher de la porte de Vincennes. France 2, TF1 et RMC avaient signalé la présence de personnes cachées dans les lieux de retranchement des terroristes à Dammartin-en-Goële alors que les assauts n’avaient pas été menés par les forces de l’ordre. Citons encore le rappel à l’ordre de France 2 par le CSA après avoir diffusé le 14 juillet 2016 le témoignage à Nice d’un homme assis au pied du corps de sa femme sans vie après avoir appris la mort de son fils.
Par ailleurs, lorsque l’on sait que l’acte terroriste n’a de valeur que par la résonnance dont il bénéficie, le haut-parleur qu’offrent les médias à ce type de criminalité ne peut que concourir à sa réussite, inciter à sa réitération et le faire vivre. Le terrorisme trouve dans les médias un relais puissant et permanent. La communication médiatique a de tout temps été un élément essentiel de l’action terroriste. La médiatisation de l’action directe et l’avantage publicitaire que pouvaient en tirer les terroristes ont été utilisés dès la fin des années 1960 par les terroristes transnationaux : la piraterie aérienne aux mains des Palestiniens, les enlèvements et prises d’otages au Machrek et en Amérique Latine, ou les attentats aveugles contre les intérêts occidentaux, s’inscrivaient déjà dans une logique du sensationnel, du choc de la déstabilisation[27]. Les médias ont un impact direct sur la construction mentale que le public se forge d’un phénomène déstabilisant. Nombre de travaux consacrés à l’étude de la presse face au terrorisme au cours des années 1980[28] montraient déjà que la perception du terrorisme par les médias conduit à sélectionner les évènements et à imposer une problématique au public dans une approche globale – souvent simpliste – préférant porter l’accent sur la terreur et la répétition potentielle du phénomène. La peur entretenue dans les esprits génère un climat d’insécurité tant réelle que supposée. Walter Laqueur écrivait en 1987 « L’acte terroriste en lui-même n’est presque rien, alors que la publicité est tout »[29] : elle effraie la population et mobilise le pouvoir.
La divulgation de l’identité des terroristes et des photographies des terroristes est un sujet sensible pour le CSA qui souligne les précautions à prendre vis-à-vis de la représentation des terroristes et du traitement des images de propagande, au motif que « le traitement des actes terroristes peut conduire à phénomènes de mise en valeur, voire de glorification susceptibles de provoquer des comportements mimétiques » [30]. Le CSA appelle à faire preuve d’une « vigilance particulière dans le traitement des sujets relatifs à la personnalité ou au parcours des auteurs de ces actes, en veillant à ne pas les présenter sous un aspect qui pourrait être perçu comme positif ». La gloire médiatique comme incitation au passage à l’acte chez des individus psychologiquement fragiles conduit à voir une « dimension préventive » dans la limitation de « l’exposition médiatique »[31]. Fethi Benslama écrit « L’un des ressorts les plus importants chez ceux qui commettent des attentats, c’est d’être connus et reconnus publiquement. Ils laissent des indices avant leur mort et fantasment une reconnaissance mondiale ». Le chercheur autralien Michael Jetter alerte sur un possible effet d’imitation, estimant que la couverture médiatique a un impact sur les actes terroristes. Le résultat de son étude menée sur la couverture par la télévision américaine des actes terroristes d’Al-Qaïda montre que celle-ci encourage les attaques de l’organisation djihadiste dans les semaines qui suivent, et augmente leur nombre[32].
Ainsi, le CSA en se positionnant sur la vigilance que les médias doivent avoir dans le traitement de l’information et la réflexion sur la diffusion de telle ou telle donnée, laisse malgré tout de côté le nerf central qui n’est pas seulement le contenu de l’information mais bien la fréquence inconsidérée avec laquelle les médias parlent du terrorisme et le temps d’antenne consacré à ce type de criminalité. Un acte d’une nature similaire causé par un individu psychologiquement fragile, motivé par des problèmes familiaux ou professionnels, n’emporterait pas une mobilisation médiatique d’une telle ampleur.
Le développement de la communication médiatique et numérique au cours de la décennie a amplifié d’une façon démesurée l’appui inégalé apporté par les médias à la violence terroriste, lesquels se posent en acteurs de la théâtralité terroriste, vecteur du message à transmettre par ses instigateurs. Les « agences de pensée » que sont devenus les médias ne trahiraient-ils pas involontairement – par manque de recul – la société qu’ils entendent servir, en offrant aux terroristes l’écho recherché ?
La presse, peu encline à l’autocritique en brandissant le bouclier salvateur de la liberté d’information, s’est montrée réticente aux consignes données par le CSA. Reporters sans frontières réservé face à la volonté de mettre en place un code de bonne conduite dénonçait son caractère infantilisant, s’inquiétait de sa force obligatoire comme limite supplémentaire à la liberté d’expression, revendiquant le droit d’informé et d’être informé[33]. Un sentiment partagé par le président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI) qui lors de son audition par le CSA le 29 septembre 2016 sur le code de bonne conduite, rappelait que le principe de précaution de saurait s’appliquer en matière d’information sauf à s’orienter vers une censure préventive. L’ONI écrivait alors que « les journalistes ne doivent pas subir un contrôle qui s’apparente à la censure au prétexte que certaines informations pourraient aider les terroristes »[34]. Ce discours sert-il ceux qui le tiennent ? La quête du sensationnel, la course effrénée à l’audience, la délivrance d’une information en continue à moindre coût de production contribuent à jouer de la peur de l’autre, la hissant en une source de profit médiatique.
La surmédiatisation du phénomène terroriste emporte un effet de vase communiquant avec le politique, qui surexpose le discours sur la menace, relayant et nourrissant la couverture médiatique des attentats. La surenchère à laquelle se livre la presse place les gouvernants face à leurs responsabilités. Les deux discours se font écho et créent une compétition dans laquelle médias et politique se voient contraints de renchérir. La marche républicaine du 11 janvier 2015, réunissant à Paris citoyens, responsables politiques et dirigeants de pays étrangers, comme les commémorations spontanées qui s’en sont suivies pendant plusieurs semaines Place de la République à Paris illustrent ces discours.
Un phénomène traité de façon amplifiée par les médias sans écho politique placerait les gouvernants en situation de faiblesse. A l’inverse; le politique se nourrit du sujet, ce qui alimente et développe le traitement médiatique. Toute priorité du politique devient un sujet médiatique, chaque priorité médiatique appelle la mobilisation du politique.
La politisation du phénomène terroriste, vecteur du sentiment d’insécurité
Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, le discours du chef de l’Etat s’est inscrit dans une sémantique de l’insécurité, du risque et de la durée, en choisissant un vocabulaire de nature à susciter inquiétude et peur dans l’opinion.
A l’appel à l’unité, face à ce qui était alors qualifié le 7 janvier 2015 d’une « épreuve », fait place un discours guerrier et une mesure d’exception : l’instauration de l’état d’urgence sera prorogé à six reprises jusqu’au 1er novembre 2017. Deux ans durant lequel il sera répété et martelé aux Français par l’exécutif que la « France est en guerre » en réponse à un « acte de guerre commis par une armée terroriste, Daech »[35]. Le président Hollande dans son discours du 14 novembre 2015 prononcé depuis l’Elysée emploiera, en deux phrases, quatre fois le terme « acte de guerre ». Une sémantique qui dans l’imaginaire populaire français renvoie à la période de la Seconde Guerre mondiale et à la guerre d’Algérie. La force de la sémantique se traduit dans le même temps par des annonces porteuses de l’exception : réunion du parlement en Congrès, trois jours de deuil national, marche blanche dans les rues de la capitale. Autant de symboles voués à marquer l’opinion, à théâtraliser la situation.
Les attentats de l’été 2016 à Nice le 14 juillet, puis contre une église à Saint-Etienne du Rouvray le 26 juillet, pousseront le chef de l’Etat à inscrire la guerre dans la durée en ces termes : pour « gagner la guerre contre la haine et le fanatisme »[36], « cette guerre sera longue, ce qui est visé c’est notre démocratie », « Français, Françaises faisons bloc ».
Manuels Valls, Premier ministre – qui avait été le premier, le 13 janvier 2015, devant l’Assemblée nationale à employer le mot guerre : « Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical » – confiait le 17 juillet 2016, « nous avons changé d’époque. La menace terroriste est désormais une question centrale, durable. (…) je dois la vérité aux Français : le terrorisme fait partie de notre quotidien pour longtemps. Ce que je dis aux Français, c’est qu’il va falloir vivre avec la menace terroriste. Mais que nous allons gagner ». Le discours politique relayé par la couverture médiatique a indéniablement concouru à installer chez les Français un sentiment d’insécurité tel qu’il a relégué leurs préoccupations économiques quotidiennes et bien concrètes au second rang.
Le gain politique de cette surexposition n’est pas négligeable. Il coupe court au débat partisan sur le sujet, puisque le terme de « guerre contre le terrorisme », cher à François Hollande et à Manuel Valls, se retrouve à l’identique dans le discours de la candidate du Front National à la présidentielle, qui le 21 avril 2017, au lendemain de l’attaque sur l’avenue des Champs-Elysées, déclarait « la guerre qui nous est menée est asymétrique, révolutionnaire, elle a pour objectif notre soumission à une idéologie meurtrière (….). Cette guerre nous est menée sans pitié et sans répit ».[37] Il place l’Etat dans le rôle du fort, détournant pour une période au moins les Français des préoccupations qui demeurent les leurs au quotidien (chômage, niveau de vie, fiscalité).
Le discours sur la menace en surexposant le risque ne fait qu’entretenir le phénomène et conduit les terroristes à nous amener sur leur terrain particulier. Appuyer le discours politique sur un sentiment d’insécurité contribue à nourrir intrinsèquement ce sentiment, et revient in fine à le manipuler.
Attiser la menace aboutit à sur-dimensionner le sentiment d’insécurité, et nourrit ainsi un besoin de régulation, que les politiques s’empressent de satisfaire en affichant la capacité qui se veut la leur à protéger, encadrer et contrôler le risque. L’Etat, créateur de risque, a compris que le sentiment d’insécurité, comme l’affichage de la menace, est le miroir de sa force. Par un discours alimentant les peurs et les fantasmes, par une théâtralisation de l’affrontement, le politique se donne un indispensable rôle de Père protecteur, garant de la sécurité de tous.
Ainsi, une relation de cause à effet existe bel et bien entre le sentiment d’insécurité ressenti par la population au cours des trois dernières années et le discours politique, alimentant la couverture médiatique et s’en nourrissant. L’opacité et la dimension eschatologique attachées à l’acte terroriste sont propices à activer un sentiment de peur chez le citoyen, une dimension dont le politique sait pouvoir tirer profit en termes de cohésion nationale.
Il serait nécessaire de nous extirper des grandes tendances, en repensant le discours sur la menace terroriste et l’écho surdimensionné, car global, attribué au phénomène terroriste au sein de toute la société (médias, responsables politiques, opinion publique). Démythifier la menace et replacer le terrorisme au rang d’un phénomène criminel deviennent deux nécessités à court terme. Politique et médias sont-ils prêts pour autant à se séparer d’une « ressource » qu’ils font vivre et qui en retour les vivifie?
La récente récupération partisane des attentats de Carcassonne et de Trèbes par Laurent Wauquiez, Manuel Valls, Marine Le Pen – ou encore, au sein de la majorité, Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID, député de l’Essonne de la République en Marche) – conduisent à en douter. Les appels à la restauration de l’état d’urgence (L.Wauquiez), à l’expulsion du territoire des salafistes (M. Valls) ou encore des fichés S de nationalité étrangère (M. Le Pen, JM.l Fauvergue) s’inscrivent dans un discours propre à entretenir le sentiment d’insécurité et dénué de toute efficacité opérationnelle.